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Caméras-piétons en prison : une généralisation menée tête baissée

D’ici quelques mois, l’utilisation des caméras-piétons devrait être généralisée en prison, renforçant encore un peu plus le dispositif de surveillance dont les personnes détenues font l’objet. Une mesure au coût exorbitant, dont l’efficacité contre les violences est en outre loin d’être démontrée.

Début janvier, le garde des Sceaux annonçait la généralisation des caméras-piétons en prison dans le cadre du plan d’action pour la justice. Ce projet s’inscrit dans un contexte de montée en puissance globale de la techno-surveillance. Déjà utilisées en 2007 en prison, les caméras-piétons sont alors limitées à certaines interventions des équipes régionales d’intervention et de sécurité (Éris). Elles s’immiscent en 2013 dans la police et la gendarmerie nationales, puis en 2016 dans la police municipale. En 2018, c’est au tour des sapeurs-pompiers et des surveillants pénitentiaires de les expérimenter[1]. Une expérimentation qui, en prison, prenait officiellement fin en février 2022[2], mais qui se poursuit depuis, hors de tout cadre légal, après que le gouvernement a tenté, sans succès, de faire voter la généralisation au Parlement en mars 2022. Malgré cette déconvenue, la mesure était d’ailleurs discrètement intégrée au budget de l’administration pénitentiaire pour 2023 voté en décembre dernier, sans attendre les annonces ministérielles.

Le dispositif est présenté comme un outil de lutte contre les violences en détention, complémentaire des vidéo‑surveillances fixes. Portatives, les caméras-piétons permettent en effet d’étendre encore le champ de la surveillance, l’enregistrement couvrant, en outre, à la fois l’image et le son. Si le garde des Sceaux résume leur apport à « davantage de sécurité pour le personnel pénitentiaire en dissuadant quelques agressifs »[3], leur objectif est – du moins selon la loi – de prévenir les incidents, collecter des preuves pour constater les infractions et poursuivre leurs auteurs, et participer à la formation des agents.

Une expérimentation non concluante

Le coût de la généralisation des caméras-piétons en détention est estimé entre six et onze millions d’euros[4]. Pour justifier cet investissement, le gouvernement se fonde sur le rapport d’évaluation de l’expérimentation menée à partir de fin 2020 auprès d’environ 8 900 agents dans une trentaine d’établissements pénitentiaires, deux unités hospitalières et vingt équipes extérieures[5]. La Direction de l’administration pénitentiaire y conclut à la pertinence du dispositif et recommande sa généralisation. Pourtant, outre qu’il porte uniquement sur huit mois d’expérimentation quand la loi prévoyait qu’elle dure trois ans[6], le rapport ne permet nullement d’affirmer que la triple finalité des caméras-piétons aurait été atteinte. Il présente, par ailleurs, de véritables biais tant en termes de méthodologie que d’analyse.

En l’absence de donnée chiffrée permettant une comparaison avant / après dans les sites pilotes, ou entre les établissements « cobayes » et ceux non concernés, toute évaluation objective de l’impact des caméras-piétons est impossible. L’évaluation est d’ailleurs quasi-exclusivement fondée sur 1 750 formulaires de satisfaction se contentant de sonder le ressenti des agents. Auxquels les auteurs du rapport font, en outre, bien dire ce qu’ils veulent. Ainsi, si les agents évaluent à seulement 4,4/10 l’effet sécurisant procuré par la caméra, c’est en raison du « temps d’appropriation » nécessaire pour que l’effet positif soit pleinement perçu. Autre illustration du caractère partial de l’étude : en mettant en avant que, dans 96,3 % des cas, l’effet de la caméra sur les incidents est positif ou neutre, elle minimise la très grande majorité d’effet neutre, de 73,5 %. Un effet neutre qu’elle interprète, sans l’étayer, comme « une absence d’intensification de l’incident ou de dégradation du comportement de la personne détenue, grâce à la présence de la caméra individuelle ».

Concernant l’effet négatif – rapporté dans 3,3 % des incidents –, l’administration pénitentiaire note qu’il est très souvent ressenti en cas d’aggravation de l’incident, « notamment en présence de personnes détenues présentant des troubles du comportement pour lesquelles l’annonce du déclenchement de la caméra renforce leur trouble occasionnant des débordements (mauvaise gestion des émotions et de la frustration ; mauvaise appréhension et compréhension de la situation due aux troubles) ». Mais elle n’en tire aucun enseignement. Plus largement, les personnes détenues sont traitées comme quantité négligeable. Leur vécu est sommairement expédié en une phrase, dont on ne sait par ailleurs sur quels éléments elle s’appuie : « On ne note aucune contestation de la part de la population pénale depuis le début de l’expérimentation ».

Au total, les quelques données brutes transmises dans le rapport d’évaluation mettent surtout en avant la disproportion entre l’importance du dispositif déployé et sa faible utilisation. Sur 64 500 caméras portées, 2 564 enregistrements ont été déclenchés. Parmi eux, seuls 30 ont été exploités et, dans 80 %, à des fins de formation pédagogique des agents.

Au-delà de cette expérimentation, il n’existe à ce jour aucune recherche scientifique indépendante, en France comme à l’étranger, qui conclut clairement aux effets bénéfiques des caméras-piétons, que ce soit dans la police ou dans les prisons. Côté police, l’analyse de soixante-dix études menées aux États-Unis a révélé des résultats contradictoires et l’absence d’effet statistiquement significatif des caméras-piétons sur le comportement et les perceptions des policiers et des citoyens[7]. Une recherche sur l’expérimentation de 600 caméras déployées dans 23 prisons d’Angleterre et du Pays de Galles pendant six mois conclut également à l’absence de différence statistique significative entre les sites pilotes et les sites comparatifs[8]. D’autres études mettent enfin en exergue que le sentiment de plus grande sécurité que peuvent ressentir les agents n’est pas lié à leur sécurité physique mais à leur sécurité professionnelle, à savoir la réduction du risque de fausses allégations contre eux à travers la constitution de preuves[9].

Le risque d’une surveillance de masse

La généralisation est d’autant plus préoccupante que le recours aux caméras-piétons est potentiellement très vaste et susceptible de porter une atteinte supplémentaire aux droits et libertés des personnes détenues. Le port des caméras-piétons concerne en effet toutes les « missions présentant, à raison de leur nature ou du niveau de dangerosité des personnes détenues concernées, un risque particulier d’incident ou d’évasion »[10]. L’administration pénitentiaire en propose une interprétation très extensive : surveillance de personnes détenues affectées en maison centrale, placées au quartier disciplinaire ou à l’isolement, en quartiers d’évaluation et de prise en charge de la radicalisation, en unité pour détenus violents, ou gérées en tenue de protection et d’intervention en détention ordinaire. Elle prévoit également le port des caméras dans le cadre d’opérations visant à maîtriser une personne détenue, à maintenir l’ordre ou le rétablir au sein des établissements pénitentiaires ou en unités hospitalières, mais aussi dans le cadre des missions extérieures, à savoir extractions, escortes, transferts ou autres missions menées par les Éris ou équipes locales de sécurité pénitentiaire (ELSP), etc.

Plane ainsi l’ombre d’une surveillance potentiellement permanente. Or les caméras-piétons exacerbent l’intrusion dans le quotidien des personnes détenues, dans un milieu où la vie privée est déjà réduite à peau de chagrin. En Angleterre et au Pays de Galles, des détenus témoignaient : « Il y a un sentiment d’être surveillé tout le temps », « C’est une autre intrusion dans le peu d’intimité qu’il me restait »[11].

L’enregistrement étant manuel, les agents détiennent en outre un pouvoir discrétionnaire au moment de le déclencher[12]. Selon la loi, ils y sont autorisés « lorsque se produit ou est susceptible de se produire un incident, eu égard aux circonstances de l’intervention ou au comportement des personnes concernées ». Une définition prédictive qui leur confère une importante marge d’appréciation. Surtout, les surveillants restent, en pratique, libres d’activer – ou non – l’enregistrement, selon leur intérêt dans la situation. Ainsi témoigne une personne anciennement détenue à Saint-Martin-de-Ré : « Les fois où ils sont venus en expédition punitive, ils ne l’allumaient pas. Pour le détenu, c’est uniquement négatif : si le surveillant fait une connerie, c’est éteint ». Des témoignages similaires ressortent d’études internationales. En Angleterre et au Pays de Galles, des prisonniers interviewés rapportaient par exemple une utilisation « partiale, punitive et injuste »[13].

Un outil de contrôle et de poursuite des personnes détenues

En France, l’utilité éventuelle des caméras-piétons pour les personnes détenues est aujourd’hui de l’ordre de l’impensé. Lorsqu’elles faisaient leur apparition entre les murs, les caméras portées par les Éris visaient « à garantir le bon déroulement de l[eur] mission tant pour les agents pénitentiaires que pour les détenus concernés »[14]. De manière similaire, l’objectif d’« offrir une protection tant aux personnes filmées qu’aux forces de l’ordre » et de « contribuer au respect […] des obligations leur incombant » était mentionné dans l’étude d’impact du projet de loi relatif à la police et la gendarmerie nationales. Ici, cet objectif est totalement absent.

Les agents réfractaires à la généralisation des caméras-piétons craignent d’ailleurs précisément que les caméras puissent être un outil de contrôle à leur égard[15]. Or le dispositif, pensé au service du personnel pénitentiaire, offre un champ visuel qui correspond exclusivement au point de vue de l’agent. Dans une analyse sur l’utilisation des caméras-piétons par la police, l’économiste Paul Rocher note ainsi que « la perspective de la caméra n’est pas neutre, elle altère la perception. Les données disponibles indiquent qu’en mettant le citoyen au centre et le policier en dehors du champ de vision, une image favorable de l’activité du policier tend à émerger. En outre, un éventuel comportement coercitif de la part d’un policier reste alors invisible au spectateur. » [16]

La généralisation des caméras-piétons en prison est ainsi envisagée comme outil de contrôle et de poursuite des seules personnes détenues. Un outil supplémentaire, aussi, pour faire plier les corps et les esprits : leur utilisation est explicitement prévue lors « de mutineries, d’actions collectives de rébellion, de refus de réintégrer »[17].


Un accès aux multiples entraves pour les prisonniers

Comme chaque citoyen, toute personne détenue dispose d’un droit d’accès aux enregistrements et de la possibilité de saisir la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) si une restriction lui est opposée. Mais ces démarches sont longues et complexes, en particulier si elles doivent être effectuées en détention. Aussi, la personne détenue risque de ne pas voir sa demande aboutir dans le délai de six mois au-delà duquel les enregistrements sont automatiquement effacés.
Ce délai de six mois est particulièrement problématique dans les cas où la personne détenue souhaite produire les vidéos pour se défendre dans le cadre d’une procédure disciplinaire. En effet, l’administration a elle-même jusqu’à six mois pour engager des poursuites disciplinaires après un incident. Si elle le fait tardivement, les enregistrements pourraient donc avoir été effacés avant que la personne détenue n’ait eu le temps de demander leur extraction.
Plus préoccupant encore, le projet de loi de mars 2022 prévoyait d’abaisser la durée de conservation des enregistrements à trois mois. Au « risque de priver les personnes concernées de la possibilité d’accéder aux données qui les concernent et donc de les faire valoir, le cas échéant, dans le cadre d’une procédure », mettait en garde la Cnil en 2019.
Même si ces écueils étaient corrigés, rien n’assure que les demandes seraient suivies d’effet. L’expérience de la vidéo-surveillance fixe montre que les refus d’accès sont fréquents en matière disciplinaire, en dépit de l’exigence posée en 2016 par le Conseil d’état qu’ils soient justifiés par un risque sérieux pour la sécurité des personnes ou de l’établissement dans les circonstances particulières de l’affaire.


Par Prune Missoffe

Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°118 – avril 2023 : Violences faites aux femmes, la prison est-elle la solution ? 


[1] Loi n°2018-697 du 3 août 2018, article 2

[2] Décret n°2019-1427 du 23 décembre 2019, article 1

[3] Audition de M. Eric Dupond-Moretti à la Commission des lois du Sénat, 11 janvier 2023

[4] Budget général, Programme 107 « Administration pénitentiaire », Projets annuels de performances, annexe au projet de loi de finances pour 2023 ; Etude d’impact du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur, NOR : INTD2204555L/Bleue-1, 16 mars 2022.

[5] Direction de l’administration pénitentiaire, « Rapport au Parlement relatif aux conditions d’expérimentation de l’usage des caméras individuelles par les personnels de surveillance de l’administration pénitentiaire dans le cadre de leurs missions », août 2021.

[6] Note de la direction de l’administration pénitentiaire du 29 juillet 2020 sur les conditions de l’expérimentation de l’usage des caméras individuelles par les personnes de surveillance [document non public].

[7] “Research on Body-Worn Cameras and Law Enforcement”, National Institute of Justice, January 7, 2022.

[8] “Body Worn Video Camera (BWVC) Pilot Evaluation”, Laura Pope, Dr Helen Wakeling, George Box, Sharon Avis, Dr Rosie Travers, Dr Ruth Mann and Rachel George – Her Majesty’s Prison and Probation Service, Ministry of Justice Analytical Series (2020).

[9] Shannon Dodd, Emma Antrobus, Michelle Sydes, “Body cameras behind bars: Exploring correctional officers’ feelings of safety with body-worn cameras”, Criminology & Criminal Justice, Volume 22, Issue 2, April 2022.

[10] Loi n°2018-697 du 3 août 2018, article 2

[11] Body Worn Video Camera (BWVC) Pilot Evaluation”, op.cit.

[12] Sauf dans le cadre de fouilles à nu, où l’enregistrement est explicitement interdit.

[13] Body Worn Video Camera (BWVC) Pilot Evaluation”, op.cit.

[14] Cour européenne des droits de l’Homme, El Shennawy c. France, 20 janvier 2011, §15 citant le mémoire du ministère de la Justice du 13 août 2008.

[15] Voir « Caméras-piétons : les surveillants pénitentiaires de la prison de Toulouse-Seysses sont « perplexes » », L’Opinion, 13 janvier 2023.

[16] Paul Rocher, Que fait la police ?, La Fabrique, 2022, pp.38-39.

[17] Note de la direction de l’administration pénitentiaire du 29 juillet 2020, op. cit.