Alors que la France projette la construction de trente-trois nouvelles prisons pour tenter d’endiguer la surpopulation, de nombreux pays en ferment. Zoom sur ces États qui ont réduit le nombre de leurs prisonniers.
Par Laure Anelli et Marie Crétenot
Les prisons françaises n’ont jamais été aussi pleines. Cet été, 69 375 détenus s’entassaient dans 51 000 cellules, avec des lits surajoutés dans des espaces déjà confinés, et même de simples matelas posés là où l’on peut. 1 648 personnes dormaient ainsi à même le sol en juillet 2016, triste record. Le nombre de prisonniers a quasiment augmenté de moitié en quinze ans. Une évolution qui n’est en rien liée à celle de la délinquance, contrairement à ce que l’on entend trop souvent. « Ce n’est pas la criminalité mais la politique pénale qui détermine le taux de détention », insiste Sonja Snacken, criminologue et ancienne présidente du Conseil de coopération pénologique du Conseil de l’Europe. Dans le cas français, la politique pénale n’a eu de cesse de privilégier la réponse carcérale. Depuis le début des années 2000, une avalanche de lois, souvent votées sous le coup de l’émotion, a entraîné un alourdissement des sanctions et la pénalisation d’un nombre toujours plus important de comportements, tels l’occupation d’un hall d’immeuble, le défaut d’assurance ou même plus récemment le fait de signaler la présence d’un contrôleur dans les transports. Sans compter le recours massif à la détention provisoire et à des procédures de jugement rapide, qui a abouti à un taux plus important de condamnations à la prison ferme (environ 70 %). Les peines sont aussi de plus en plus longues : la durée moyenne de détention est ainsi passée de 8,6 à 11,5 mois entre 2006 et 2013.
Construire des prisons : la fausse bonne idée
Pas plus en France qu’ailleurs, la construction continue de places de prison n’a permis d’endiguer la surpopulation carcérale. Car, avec une telle approche, on n’agit pas sur « les mécanismes qui en sont à l’origine » rappelle Sonja Snacken. On traite les symptômes, pas les causes. Or, « si aucune action n’est entreprise dans le même temps sur la politique pénale et les facteurs de hausse de la population carcérale », les nouvelles prisons « se retrouvent tôt ou tard elles-mêmes en situation de surpopulation »1. Aussi, l’annonce récente du Gouvernement de lancer la construction de 20 000 nouvelles places de prison désespère les spécialistes français comme européens. Car « construire plus n’a jamais résolu le problème » assène Frieder Dünkel, professeur de criminologie et de droit pénal à l’Université de Greifswald en Allemagne.
« Des méthodes efficaces pour réguler de façon pérenne une population carcérale sont connues et reconnues. De même qu’il y a consensus sur les pires façons de le faire. La solution envisagée par le gouvernement français est l’une d’entre elles », appuie Norman Bishop, fondateur du département de recherche et développement de l’administration pénitentiaire suédoise et également expert auprès du Conseil de l’Europe. Et de poursuivre : « plutôt que de se demander comment faire pour absorber l’augmentation de la population détenue, le gouvernement français devrait réfléchir aux moyens de réduire la demande en places de prison ». Car construire toujours plus n’a jamais permis non plus de mieux protéger la société. Au contraire.
La prison produit ce qu’elle entend combattre : elle aggrave l’ensemble des facteurs de délinquance en précarisant des populations d’ores et déjà « fragilisées d’un point de vue socio-économique et psychologique », souligne Sonja Snacken. Elle leur impose une « perte de liberté, d’autonomie, de sécurité personnelle, mais aussi perte de travail, perte de liens familiaux et sociaux, pertes financières, dommages psychologiques ». Autant de facteurs qui « rendent la réintégration après libération plus difficile et augmentent au lieu de réduire la récidive » développe la chercheuse. La prison favorise aussi les fréquentations criminogènes et n’offre, particulièrement en France, qu’une prise en charge lacunaire – voire inexistante – face aux nombreuses problématiques rencontrées par les personnes incarcérées. Si bien que près des deux-tiers sont recondamnés dans les cinq ans, tandis que le taux tombe de seize points en cas de peine alternative. Quel que soit le pays d’ailleurs, l’incarcération produit plus de récidive que les sanctions en milieu ouvert. Aussi pour le Conseil de l’Europe, la ligne à suivre est claire : « l’accent doit être mis sur les mesures alternatives à la détention et un moindre recours à l’emprisonnement ». Il l’a formellement rappelé cet été à tous les Etats membres dans son Livre blanc sur le surpeuplement carcéral.
Vague de décroissance en Europe
Si la France reste sourde et aveugle à ces recommandations et accepte un taux de détention croissant, comme la Belgique et le Royaume-Uni, d’autres ont vu leur population détenue décroître. « Beaucoup de pays européens en ont fait l’expérience ces dernières années », observe le criminologue allemand Frieder Dünkel. C’est notamment le cas pour les pays Scandinaves, mais aussi pour l’Allemagne et les Pays-Bas, pourtant connus pour leur approche répressive. D’autres pays de l’Ouest de l’Europe, comme l’Irlande, l’Ecosse, l’Italie ou l’Espagne, après une phase d’augmentation importante jusqu’en 2010 – avec un taux avoisinant les 170 détenus pour 100 000 habitants, pour ne citer que le cas espagnol – sont parvenus à inverser la tendance ces cinq dernières années et à réduire le nombre de leurs prisonniers. Même les États-Unis, champions toutes catégories de l’incarcération, semblent aujourd’hui tourner le dos aux politiques misant sur le recours massif à la prison : sur les 50 États du pays, 28 ont réduit leur population détenue depuis 2008, pour certains dans des proportions importantes.
Un examen approfondi révèle, derrière chaque diminution, une situation bien particulière. Et tous les pays n’affichent pas les mêmes motivations. Si, pour les Scandinaves, portés par la conviction que « les prisons sont un moyen onéreux de rendre des délinquants plus délinquants encore », une approche humaniste, rationnelle et volontariste a prévalu, d’autres pays n’ont emprunté le chemin de la décroissance que parce qu’ils y ont été contraints, comme l’Italie. Après une croissance exponentielle de la population carcérale, le taux d’occupation des prisons de la péninsule atteignait 153 % en 2010. Face à l’ampleur de la surpopulation et devant le caractère systémique du problème, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné le pays par un arrêt-pilote, en 2013, l’obligeant à agir pour remédier à la situation.
En ces temps de crise financière et d’austérité, l’argument économique en a aussi séduit plus d’un. Etats-Unis, Irlande, Pays-Bas : tous voient dans la décroissance de leur taux de détention le moyen de réduire leurs dépenses, le système carcéral engloutissant des sommes faramineuses pour les résultats que l’on connaît.
Limites et mort d’une décroissance non assumée
Mais le déclin de la population carcérale apparaît aussi, dans certains cas, presque involontaire – ou à tout le moins inattendu. En Allemagne par exemple, la décroissance observée ces dernières années semble la conséquence indirecte d’un changement spontané dans les pratiques des magistrats, et ne résulte pas spécifiquement d’une réorientation de la politique pénale, qui viserait ouvertement à réduire la population carcérale du pays. Une diminution du nombre de prisonniers ne signifie d’ailleurs pas forcément un assouplissement global des législations : aux Pays-Bas et en Allemagne, la baisse du taux de détention masque une sévérité accrue pour certains types de crimes et délits, ainsi que l’abandon d’une approche réhabilitative pour les profils de délinquants qu’on estime irrécupérables. Dans le cas néerlandais, la diminution du nombre de prisonniers s’accompagne même d’un expansionnisme pénal, deux phénomènes apparemment contradictoires. En effet, « si on additionne peines privatives et non privatives de liberté, on se rend compte que le niveau global de condamnation est toujours en augmentation », relèvent les criminologues Miranda Boone et René van Swaaningen. Aussi, « des délinquants qui restaient autrefois en surface de l’appareil pénal sont aujourd’hui soumis à des niveaux de contrôle qu’aucun promoteur des alternatives à la prison dans les années 60 et 70 n’aurait pu tolérer », concluent les criminologues. Ainsi, les exemples allemands et néerlandais nous invitent à nous méfier des approches purement comptables. D’autant que, « parce qu’il n’est pas le résultat d’une stratégie politique [réductionniste], le mouvement de décroissance [que ces pays connaissent] peut s’inverser tout aussi spontanément », prévient René van Swaaningen.
C’est d’ailleurs ce qui semble se passer en Italie. Trois ans après l’adoption de l’arrêt-pilote, les mesures prises par le gouvernement italien commencent à montrer leurs limites. La cause ? Le gouvernement s’est contenté de mesures ponctuelles, dont plusieurs n’ont qu’une validité limitée dans le temps, au lieu d’initier la vaste réforme qui aurait été nécessaire, de peur de se confronter à l’électorat italien. Pour l’universitaire italien Giuseppe Mosconi, un changement pérenne doit passer par la remise en question de la place de la prison dans la société italienne et une « transformation profonde de la culture de la punition ». Et donc un changement de perspective de la part de l’ensemble des parties prenantes, autorités policières, judiciaires, responsables politiques et opinion publique. Ce que les Scandinaves semblent, pour l’heure, les seuls à avoir accompli : ils ont en effet adopté, de longue date, une politique ouvertement et résolument réductionniste, c’est-à-dire cherchant à réduire le plus possible le recours à l’emprisonnement.
Ingrédients pour une véritable politique réductionniste
Les éléments d’une politique réductionniste sont connus. D’abord, elle doit reposer sur un « scepticisme véritable des législateurs et des praticiens concernant les avantages possibles de la privation de liberté ». Cela requiert une reconnaissance des « effets délétères » de l’emprisonnement, qui ont déjà été largement démontrés par la recherche et sont régulièrement dénoncés par les organisations militantes, ce depuis des dizaines d’années. Aussi, législateurs et praticiens doivent partager « la conviction que la prison ne devrait pas servir de réponse à des problèmes qui sont surtout sociaux (pauvreté) ou sanitaires (alcoolisme, toxicomanie). Or, c’est encore en France trop souvent le cas.
Deuxième caractéristique : l’intolérance à la surpopulation carcérale. Dans un État réductionniste, la « surpopulation carcérale n’est [en effet] ni acceptée, ni considérée comme inévitable ». Une politique pénale réductionniste limite donc « formellement la capacité des prisons » de façon à garantir un « accueil décent des détenus ». Surtout, elle « refuse l’extension de la capacité pénitentiaire », puisque, on le rappelle, « l’extension de la capacité ne pèse aucunement sur les causes de l’inflation carcérale. Au contraire, l’inflation carcérale continue et se traduit rapidement en un nouvel état de surpopulation ».
Il s’agit enfin de mettre en oeuvre une double stratégie de réduction du recours à l’emprisonnement. « La « stratégie de la porte d’entrée » (front door) vise la réduction de l’usage et de la durée de la détention provisoire et des peines de prison, entre autres par la décriminalisation ou la dépénalisation et par la promotion des sanctions et mesures qui s’exécutent dans la communauté », précise Sonja Snacken. Ainsi, la privation devient la « mesure d’exception », celle du dernier recours, « dans l’hypothèse où aucune autre mesure ne peut protéger la société ». Quant à la deuxième stratégie, celle de la « porte arrière » (back door), elle vise à limiter la durée de la détention, par la « mise en oeuvre volontariste de diverses formes de libérations anticipées », avec le recours systématique aux remises de peine, aux aménagements de peine ou à la libération conditionnelle. Cette double-voie, même les États-Unis semblent l’emprunter. Il serait grand temps que la France s’y engage, en « définissant la sur-utilisation de la prison comme un problème au niveau politique », commente le criminologue finlandais Tapio Lappi-Seppälä.
Le monde de la recherche a également sa part de responsabilité, et doit « être capable de communiquer ses résultats clés au grand public et aux décideurs », comme une centaine de chercheurs l’a récemment fait par le biais d’une tribune. « Pour faire comprendre et accepter que la justice pénale ne peut apporter, au mieux, qu’une réponse partielle au problème de la criminalité. » Encore faut-il qu’il soit entendu par les décideurs, et qu’ils en tirent les conséquences. Quitte à faire des choix qui peuvent sembler impopulaires. Car « les politiciens doivent avoir le courage de résister aux solutions simplistes et populistes », souligne le criminologue finlandais. Dont acte.