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Étrangers détenus : sur-représentés, sous-protégés

Des étrangers incarcérés, on ne connaît que leur surnombre, venant régulièrement alimenter les discours démagogiques de représentants politiques en quête d’attention médiatique. Derrière ces poncifs se cache pourtant une triste réalité : celle d’un public isolé, fragilisé, discriminé. Et bien souvent privé de ses droits les plus élémentaires.

Pour les personnes étrangères détenues, la violence du monde carcéral est fréquemment renforcée par d’autres considérations : isolement, éloignement géographique des proches, barrière de la langue, discriminations, pauvreté, etc. Et rien ne semble être mis en œuvre par l’administration pénitentiaire pour atténuer ces difficultés du quotidien. Sur le plan administratif, il est de plus fréquent que l’incarcération vienne fragiliser le droit au séjour en France, voire annihile toute perspective concrète de régularisation. Des demandes de titres de séjour refusées ou simplement ignorées à un accès à la procédure d’asile quasi inexistant, la prise en compte par les services préfectoraux de la situation des personnes détenues témoigne en effet d’un désintérêt profond. Pire, leurs cas ne sont envisagés que sous le prisme de la suspicion et de la répression par un ministère de l’Intérieur avant tout soucieux de lutter efficacement contre l’immigration irrégulière. Malgré ce contexte, les étrangers incarcérés ne peuvent guère compter sur le soutien de la société civile, peu présente en détention. Une fois détenu, l’extra-national assiste donc bien souvent, impuissant et isolé, à sa mise au ban progressive.

Un enlisement aux confins de deux droits

Concrètement, le détenu étranger, en tant que sujet de (non-) droit, se retrouve pris en étau aux confins de deux horizons juridiques bien distincts : d’un côté un droit pénitentiaire complexe et dont il peine à se saisir, de l’autre un droit des étrangers qui dévoile une spirale répressive dès le pas de la prison franchi. Et en arrière-plan, deux ministères de tutelle qui poursuivent des objectifs en apparence contradictoires : lorsque l’un est censé favoriser la réinsertion en permettant un retour au corps social, l’autre opère un tri entre les personnes ayant vocation à rester en France et celles devant être expulsées. En réalité, cette double tutelle renforce les contraintes qui pèsent sur les intéressés, sans qu’aucune des deux administrations ne fasse d’efforts pour les alléger. En témoigne par exemple l’absence de moyens mis en œuvre par les chefs d’établissements pour faciliter et recueillir les requêtes contre les mesures préfectorales d’éloignement notifiées en détention, privant de fait les détenus étrangers d’un réel droit au recours effectif. Ou encore le refus fréquent des préfets d’examiner les demandes de titre de séjour formulées par les personnes détenues, ayant pour conséquence de réduire à néant leurs perspectives d’aménagement de peine.

Face aux pratiques des préfets, qui varient considérablement selon leur sensibilité, l’administration pénitentiaire se retranche derrière son impuissance pour prendre en charge efficacement les personnes étrangères. « Que ce soit au niveau national, régional ou local, le ministère de la Justice reconnaît les spécificités propres aux étrangers mais nous répond qu’ils ne peuvent pas agir ni décider seuls, souligne Marc Duranton, responsable des questions prison à la Cimade. Et effectivement, il y a un vrai enjeu de pouvoir entre les administrations et le manche penche sérieusement du côté du ministère de l’Intérieur. Ce sont eux qui tiennent les rênes de la situation des étrangers. » Les raisons à cet enlisement résident essentiellement dans le fait que les spécificités rencontrées par les personnes étrangères détenues ne sont pas prévues par la loi et les règlements. Le code de procédure pénale se contente peu ou prou de poser comme principe que « les détenus de nationalité étrangère sont soumis au même régime que les détenus nationaux », et le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) n’aborde le sujet de la détention que sous l’angle de l’expulsion. Un vide juridique sur lequel s’appuie le ministère de l’Intérieur pour encadrer, par une accumulation de textes non contraignants, ce qu’il juge prioritaire. « En droit des détenus comme en droit des étrangers, ce sont les circulaires qui expliquent la loi, prévoient des procédures extralégales, des façons de faire un peu “border line”, explique Marc Duranton. Cela laisse une marge de manœuvre à l’administration qui est phénoménale, ils font un peu ce qu’ils veulent et peuvent modeler leurs volontés au fur et à mesure du contexte politique ou même médiatique. »

Force est de constater que si l’Intérieur investit le vide laissé par les textes et impose son tempo dans la prise en charge des personnes détenues, la Justice, elle, peine à jouer son rôle. Pour Marc Duranton, pourtant, « rien ne les empêche de prendre des mesures règlementaires pour réduire les discriminations, de vraiment prendre en compte la formation des personnels pénitentiaires aux thématiques propres aux étrangers, etc. ». Car la multiplicité des difficultés que rencontrent les personnes étrangères en détention tranche avec la faiblesse des moyens déployés par l’administration pénitentiaire pour les aider à les surmonter : à l’isolement géographique s’ajoute, pour nombre d’entre elles, des problèmes de langue qui entravent l’accès aux activités, aux soins ou aux droits de la défense et, plus globalement, freine la compréhension de l’ensemble des règles qui gèrent le quotidien en détention.

À maints égards, les personnes étrangères détenues apparaissent donc comme victimes d’un délaissement institutionnel, qui se traduit par une privation de leurs droits : droit de demander ou de renouveler un titre de séjour, droit de solliciter l’asile, droit de contester de façon effective les mesures d’éloignement ou d’expulsion prises à leur encontre. Mais également droit à s’exprimer dans une langue qu’elles comprennent, droit de communiquer avec leurs proches (à un tarif décent), droit de bénéficier d’un aménagement de leur peine au même titre que tout un chacun. Au total, c’est toute une défaillance systémique qui attire des personnes en dehors du droit commun et les ostracise, leur refusant jusqu’à l’existence même d’un corpus juridique véritablement protecteur.

Étranger détenu, étranger fantôme

Un autre élément chargé de sens symbolise en outre le processus de déshumanisation par le droit qui semble se jouer en prison. Historiquement, la durée de présence en France est perçue comme un marqueur d’intégration, pouvant être invoquée à l’appui d’une demande de titre de séjour ou en guise de protection contre une mesure d’expulsion (obligation de quitter le territoire français, interdiction du territoire français ou arrêté d’expulsion). Le loi reconnaît ainsi diverses catégories d’étrangers protégés contre de telles mesures, dans lesquelles la durée de résidence « régulière » ou « habituelle » (c’est-à-dire sous couvert ou non d’un titre de séjour) entre en ligne de compte. Cependant, le Conseil d’État tend à considérer que toute période passée en détention, ou pendant laquelle l’étranger exécute une sanction pénale, quel que soit le régime (semi-liberté, placement extérieur, placement sous surveillance électronique), est déduite de la durée de résidence régulière comme habituelle(1). Un raisonnement qui revient à priver les personnes étrangères du simple droit d’exister juridiquement en prison. Et qui n’est pas sans poser de difficultés pour celles, très nombreuses, qui témoignent de solides attaches en France malgré la détention et d’un déracinement avec leur pays d’origine.

Pourtant, la Cour de justice de l’Union européenne propose de prendre en compte la période passée en détention dès lors que « les liens d’intégration unissant l’intéressé à l’État membre d’accueil n’ont pas été rompus »(2). Et si la cour administrative d’appel de Marseille a récemment jugé que les années passées en prison doivent être comptabilisées dans l’appréciation de la durée de résidence habituelle en France(3), ce positionnement défendant une vision de l’étranger au passé carcéral tournée non pas vers son expulsion mais vers sa réinsertion reste largement marginal.

Un droit à la réinsertion vidé de sa substance

Prises dans leur ensemble, ces difficultés délitent considérablement les leviers de réinsertion pouvant être actionnés en prison, ceux-ci étant systématiquement conditionnés à l’existence d’un titre de séjour en règle. Impuissants et bien souvent sous pression, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation peinent à donner un réel sens à leur action envers ce public, se tournant faute de mieux vers les rares intervenants associatifs présents en détention. En somme, c’est tout le parcours d’exécution de peine qui se trouve vidé de sa substance. Initié en 2000 sous l’impulsion des Règles pénitentiaires européennes du Conseil de l’Europe, il constitue pourtant, en principe, « l’ensemble des actions qu’il est envisagé de mettre en œuvre au cours de [la] détention afin de favoriser [la] réinsertion »(4). Des actions réduites en peau de chagrin dans bien des cas.

Faute de volonté politique pour proposer un cadre légal davantage protecteur, il est peu probable que cette situation, qui perdure depuis de très nombreuses années, s’améliore dans un futur proche. « Le combat doit se jouer au niveau contentieux pour que les textes deviennent contraignants et pour rompre avec ces pratiques arbitraires et discriminantes », juge Marc Duranton. Et en effet, les quelques avancées récentes n’ont été rendues possibles que par l’acharnement d’avocats ou d’associations soucieux de forcer l’entrée du droit commun en détention – un droit qui trouve le plus souvent à s’appliquer faute de dispositions législatives contraires. De cette mobilisation dépend le sort d’un public carcéral sur-représenté mais manifestement sous-protégé.

par Julien Fischmeister

(1) Voir notamment : CE, 26 février 2003, n° 248841 ; CE, 10 juillet 2013, n° 359451 ; CE, 23 août 2013, n° 371314 ; CE, 28 février 2020, n° 426076
(2) CJUE, 17 avril 2018, n° C-316/16 et C-424/16.
(3) CAA Marseille, 12 octobre 2020, n° 19MA05411.
(4) Article D.88 du code de procédure pénale.