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« Mettre des mots sur une souffrance »

« N’hésitez pas à vous faire aider là où vous êtes pour ne pas rester prisonnier de la haine et de la violence. » En 2005, Marie-Cécile et Jean-Paul Chenu décident d’écrire ces mots aux meurtriers de leur fils François, un jeune homosexuel tué par trois skinheads en septembre 2002. La correspondance avec l’un d’entre eux durera trois ans. Une démarche qui s’inscrivait, sans qu’ils ne le sachent encore, dans la pensée restaurative.

Comment avez-vous vécu le procès des meurtriers de votre fils ?

Marie-Cécile Chenu : Durant le procès, on les a beaucoup écoutés, on a essayé de découvrir leur environnement social et familial, ce qui motivait leur violence et les agressions qu’ils faisaient. Le procès a été très difficile à vivre pour nous, mais aussi pour nos enfants, pour nos amis qui étaient là. Ça a été trois jours intenses, mais il fallait que ça se fasse. C’était nécessaire parce que, même si on n’avait pas d’idée de vengeance ni de haine, il fallait que la société reconnaisse ce qui avait été fait et qu’elle pose une punition. Le problème, c’est qu’on n’a pas pu leur parler directement, le procès ne s’y prêtait pas. On avait encore des choses à leur dire.

Jean-Paul Chenu : Le président nous a quand même laissé nous exprimer pendant la première matinée, ce qui ne se faisait pas habituellement. Il nous a autorisés à parler de François. Donc ces jeunes ont entendu des choses. On a aussi pu parler avec la tante d’un des condamnés au moment de la délibération.

Comment vous est venue l’idée d’écrire une lettre aux meurtriers de votre fils ?

MCC : Il nous a fallu six mois pour poser ces mots sur le papier. L’idée est venue au cours du processus du documentaire qui a été tourné avant, pendant et après le procès. Olivier Meyrou (1) a pris énormément de temps pour venir discuter avec nous, bien avant de venir filmer ou enregistrer. Il a passé de nombreuses journées dans les Ardennes.

JPC : Au départ, il voulait faire quelque chose sur l’engrenage de la haine, de la violence. Il avait déjà rencontré les familles, les avocats des jeunes. Son projet a évolué et finalement, il a même choisi une des phrases qu’on avait dite pour le titre de son fi lm.

MCC : C’est un peu lui qui nous a poussés à écrire parce qu’il se rendait compte qu’on avait encore des choses à leur dire. C’est lui qui nous a mis le pied à l’étrier. Et puis une fois que lettre a été écrite, il a fallu qu’on l’envoie. Mais on s’est aperçu que les avocats ne savaient pas du tout où les jeunes étaient incarcérés. Il a donc fallu nous tourner vers le procureur, lui expliquer notre démarche. Il a donné son feu vert et la lettre a été envoyée.

Après combien de temps avez-vous reçu une réponse ?

MCC : Très vite. La lettre est partie un lundi ; le samedi on avait une première réponse. La rapidité de la réponse comme son contenu nous ont étonnés.

JPC : L’identité de son auteur d’abord : on pensait que ce serait le dernier qui répondrait. C’était lui le leader du groupe…

MCC : … Lui qui était le plus impliqué dans le mouvement skinhead. Dans notre lettre, on leur dit qu’ils ont des qualités, qu’il faut les découvrir et les développer. Il a réagi là-dessus. Il a dit que ça l’a beaucoup étonné qu’il n’y ait pas de haine ni de ressentiment. Il était très touché. Il nous a écrit aussi qu’on était les seuls à lui tendre la main. Deux de ces jeunes vivaient dans des familles où il y avait beaucoup de violence. Le deuxième nous a écrit aussi, mais beaucoup plus tard. On n’a reçu qu’un seul courrier de lui, il était illettré. C’était un long courrier, intitulé Lettres – confessions. Il a dit des choses mais…

JPC : On sentait bien que ce n’était pas sa façon de s’exprimer.

Vous avez donc entretenu une correspondance avec seulement l’un des trois jeunes, celui qui vous a répondu en premier. Cela représente combien de lettres ?

MCC : Pas beaucoup, sept-huit peut-être… Sur une période de trois ans. Il y avait toujours un délai entre les réponses. On mettait du temps à écrire, et pour accueillir ces réponses. Il y a eu aussi une interruption de presque un an, quand il est entré en centre de formation. Il avait perdu l’adresse. Et le centre pénitentiaire où il était incarcéré ne voyait pas d’un bon œil les échanges de courriers avec les familles. Nous, on attendait, on respectait son silence. Il n’était pas question pour nous de relances. Par contre, on a toujours accueilli ses demandes, en y répondant dans la mesure du possible.

De quels types de demandes s’agissait-il ?

MCC : Pendant la troisième année, il nous demandait si on accepterait de le voir s’il avait une permission, ou il proposait qu’on vienne le voir au parloir. Du coup, on a pris contact avec la direction du centre pénitentiaire. On a rencontré une psychologue, le directeur adjoint et un éducateur. Ils ont écouté, ils ont bien compris notre démarche. La rencontre a été autorisée non pas au parloir, mais dans une salle en présence d’un psychologue et d’une éducatrice. Mais elle n’a finalement pas eu lieu car il n’a plus donné suite quand l’administration lui a demandé de reformuler lui-même sa demande. Le personnel nous a dit par la suite qu’il continuait une formation, qu’il avait un projet de vie, qu’il était reparti sur de bonnes bases. Il nous en a parlé aussi dans ses lettres. Pour nous, c’était juste positif de le savoir comme ça. On se disait toujours, « c’est leur vie, c’est à eux d’en faire quelque chose », on prenait soin de ne pas trop interférer.

Est-ce que vous pensez que cette correspondance a eu un impact positif sur le chemin de sa réinsertion ?

MCC : Oui, on croit qu’il y a eu un déclic qui s’est fait…

JPC : On a su qu’il y avait un retournement concret. Dès le premier centre de détention, il avait commencé un travail sur lui.

MCC : Aujourd’hui, on n’a pas du tout de nouvelles, mais on sait qu’il travaille, qu’il a une vie de famille. C’est bien.

JPC : Ce qu’on voulait, c’est qu’ils ne sortent pas de prison pire qu’ils n’y étaient rentrés. Moi j’ai été visiteur de prison, je l’ai constaté. C’est destructeur au possible.

Et si un jour il venait à vous recontacter, vous lui répondrez ?

MCC : On avisera à ce moment-là… Ce n’est pas si simple que ça.

JPC : Parce qu’on ne représente pas toute la famille, tous ceux qui ont souffert de la mort de notre fils.

MCC : Oui, la vie de la famille a explosé… Donc il faut faire avec, composer. Et puis… il y a quand même de la souffrance ; la mort de François, on ne pourra jamais en faire abstraction. C’est pour ça que je ne sais pas du tout ce qu’on répondra, on verra bien.

Qu’est-ce que vous a apporté cette expérience de correspondance ? Des réponses ? Un début d’apaisement ?

MCC : Un apaisement, je ne sais pas… Mais ça a permis de mettre des mots sur une souffrance. Après le documentaire, on a beaucoup témoigné, répondu à des interviews et correspondu avec des personnes détenues dans des prisons de femmes et d’hommes. Ces deux démarches nous ont amenés à avancer, à clarifier notre mal-être. Nos amis nous parlaient de pardon, mais il ne s’agit pas du tout de pardon, on n’en est pas là. Ça a donc contribué à nous permettre d’avancer, mais ça n’empêche pas la souffrance.

JPC : En parler, ça réveille aussi la souffrance, à chaque fois…

Est-ce que votre regard sur la justice pénale et les politiques carcérales a changé avec cette expérience ?

JPC : Je crois qu’on en est toujours au même point. Quand j’entends dire « il faut recréer des places de prison », je me dis qu’on n’a rien compris. On prend vraiment l’opinion dans le sens du poil, et les gens ne se rendent pas compte que ça peut arriver dans leur famille. Enfermer les gens, ça veut dire quoi ? C’est avant qu’il faut travailler, quand ils sont en souffrance et en difficulté. Il faut faire un travail de proximité, aller vers eux et essayer d’améliorer leur situation. On envoie dans le mur un tas de jeunes qui pourraient, s’ils avaient un travail ou autre chose d’intéressant, si l’école les prenait en compte un peu mieux, faire quelque-chose de leur vie. Il y a un travail à faire à tous les niveaux, même à titre individuel. On ne tient pas compte de la possibilité de résilience, de changement des personnes condamnées. Il y a des choses possibles et il faut tabler là-dessus avant le passage à l’acte. Il y aurait moins de gens en prison. Et à l’intérieur, avec les gardiens il faudrait plus d’éducateurs, de travailleurs sociaux… On ne va malheureusement pas du tout dans ce sens-là apparemment.

MCC : Il faut qu’il y ait un procès, un jugement, une condamnation. Et c’est vrai qu’en France, on est très limités, il n’y a que la prison finalement. On ne sait rien inventer d’autre.

Est-ce qu’à l’époque du procès et du début de la correspondance, vous aviez déjà entendu parler de la justice restaurative ?

MCC : Non, pas du tout, c’est Stéphane Jacquot (2) qui nous en a parlé. Il est venu à Charleville, il nous a expliqué son histoire, sa démarche. Il avait vu le documentaire « Au-delà de la haine » qui parlait de la nôtre.

JPC : On a témoigné, il avait trouvé que notre démarche se rapprochait de l’idée de la justice restaurative. Il a créé l’association aussitôt après, on a accepté d’être membres fondateurs de l’Association nationale de la justice restaurative (ANJR) avec lui, mais on l’avait prévenu qu’on ne pourrait pas s’investir dans des réunions à Paris.

L’association semble de toutes manières un peu en sommeil, depuis que le principe de justice restaurative a été inscrit dans la loi de 2014…

JPC : Oui, avec l’institutionnalisation, il n’y a plus de dynamique. Moi je crois plus à l’associatif qu’à l’institutionnel. J’ai été pendant dix ans président d’une association en maison d’arrêt pour amener de la culture en prison, il fallait se battre. Mais c’était important que ce soit associatif.

Où en êtes-vous aujourd’hui de votre action pour la justice restaurative ?

MCC : On a énormément témoigné et voyagé après la sortie du documentaire. On l’a fait encore dernièrement, mais là, je crois que c’est terminé, on a mis un trait final. On n’oublie pas, mais il faut vivre pour les enfants et les petits-enfants… Et ça nous prend beaucoup d’énergie. Et puis on préfère s’investir au niveau local. Nous sommes très actifs dans un projet d’écohabitat participatif.

Pour vous, quelles sont les conditions pour qu’un processus de justice restaurative soit bénéfique pour les deux parties ?

JPC : Il faut laisser l’initiative aux familles et aux détenus. Nous, on a correspondu par exemple avec des détenus qui avaient lu des articles sur notre histoire et qui avaient créé un groupe de réflexion sur le pardon. C’est venu des détenus, pas de l’administration pénitentiaire. C’est comme notre démarche. C’est important de partir des envies des gens, pas de celles de l’administration. Si on leur demande « est-ce que ça vous intéresse ? », il y a de grandes chances qu’ils disent oui alors qu’ils ne sont pas forcément prêts, et que la démarche produise l’effet complètement inverse à celui souhaité.

MCC : Moi ce qui me semble important, c’est que ce soit bien accompagné, à la fois du côté des familles et des détenus. Et ce que ce soit bien préparé.

Propos recueillis par Sarah Bosquet, OIP-SF.


DES PIONNIERS DE LA JUSTICE RESTAURATIVE

Par leur démarche spontanée, personnelle et en dehors de tout cadre associatif ou institutionnel, Marie-Cécile et Jean-Paul Chenu font figures de pionniers de la justice restaurative. Ils ne sont pas les seuls. En 2005, Brigitte Sifaoui publie L’homme qui a tué mon frère, un récit qui évoque sa rencontre avec l’auteur du crime. « J’ai la conviction que ce n’est pas en faisant souffrir quelqu’un qu’il va avoir des prises de conscience et se grandir. Je crois que la demande de vengeance à l’égard d’un criminel provient davantage de personnes qui n’ont pas vécu le drame directement »*, confiait-elle à Dedans-dehors en 2011. Pour elle, « le fait de rencontrer l’auteur du crime peut aider à intégrer le réel ». Elle avait décidé de ne rencontrer le meurtrier de son frère qu’une seule fois. « Il ne s’agissait pas de créer un lien, mais de m’en libérer, car il avait été omniprésent dans mon esprit. Et effectivement, cette rencontre m’a énormément servi dans ma vie personnelle : beaucoup de choses se sont alors débloquées ». Stéphane Jacquot, ancien secrétaire national du parti LR, fonde en 2010 l’Association nationale de la justice restaurative (ANJR). « L’idée est venue en 2007, pendant le procès qui suivit l’assassinat de ma mère adoptive. C’est là qu’on a échangé avec la famille de l’auteur et qu’on s’est rendu compte qu’on avait pas mal de questions et de ressentis en commun. À l’époque, l’AP nous a découragés d’entamer une correspondance. On s’est dit qu’il y avait sans doute d’autres familles dans notre cas. »

* Recueilli par Sarah Dindo, Dedans-Dehors n°74, décembre 2011.


(1) Le documentariste et réalisateur du film Au-delà de la haine, diffusé pour la première fois en 2005.

(2) Ancien secrétaire général de l’UMP et cofondateur de l’ANJR (cf. encadré).