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« Ned » : vers de petites améliorations du quotidien pour les détenus ?

Expérimenté dans trois prisons, le Numérique en détention (Ned) entend permettre aux personnes détenues, via des tablettes numériques, de consulter leur compte nominatif, de cantiner ou encore de saisir l’administration de requêtes. S'il constitue un véritable progrès pour les prisonniers, le périmètre de ce projet manque cependant d’ambition, les pistes de développement semblant encore largement hypothétiques. Quant à sa généralisation, elle n’est prévue que pour 2024, au mieux.

Elle devait commencer à l’été 2019 dans les centres pénitentiaires de Meaux, Nantes et à la maison d’arrêt de Dijon. Ce sont finalement Melun et Strasbourg qui, avec Dijon, servent de sites pilotes à l’expérimentation du Numérique en détention (Ned), et ce, deux ans (et une pandémie) plus tard. Fin novembre, environ 560 personnes détenues à la maison d’arrêt de Dijon(1) et au centre de détention de Melun(2) utilisaient les nouveaux services offerts par le Ned – le déploiement à la maison d’arrêt de Strasbourg devant commencer mi-janvier, d’après la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap). L’expérimentation, qui devrait durer « au moins jusqu’à la fin du premier trimestre 2022 », doit permettre de « définir la stratégie de déploiement national », lequel devrait s’étendre « sur deux ans minimum », annonce la Dap.

Techniquement, les personnes détenues accèdent au Ned par le biais de tablettes partagées – à raison d’une par cellule – fixées au mur et câblées au réseau téléphonique déployé en détention. Des terminaux sont également accessibles depuis les salles d’activités. Des tablettes amovibles individuelles (mais toujours connectées en filaire) devraient être expérimentées au quartier femmes de la maison d’arrêt de Strasbourg, celles-ci devant les suivre « dans l’ensemble de leur parcours » au sein de l’établissement, précise la Dap. Deux autres types de terminaux équipés de claviers seraient à l’étude.

Pour les cantines, une réelle amélioration

Une fois connectés à leur espace personnel (avec le même code que celui utilisé pour la téléphonie), les détenus accèdent à plusieurs services. Outre le fil d’actualité – permettant à l’établissement de « redescendre de l’information », comme il le fait aujourd’hui par le biais des affichettes apposées dans les coursives (lesquelles ont vocation à perdurer, précise la Dap) – les personnes peuvent consulter leur compte nominatif. Un progrès de taille pour les détenus, qui devaient jusqu’à présent solliciter un agent pour connaître le montant disponible sur leur pécule. Ils peuvent ainsi consulter eux-mêmes leur solde cantinable, mais aussi directement passer commande par le biais du nouveau système de cantine numérique : deuxième innovation majeure offerte par le Ned pour l’instant limitée aux prisons en gestion publique, il s’agit d’un catalogue de produits en ligne avec photos, de quoi « faciliter la tâche aux personnes non francophones ou qui ont des difficultés avec l’écrit », expliquait Philippe Courpron, chargé de mission transformation numérique à la Dap, lors de sa présentation du dispositif en 2018(3). Fini, donc, les bons de cantine papiers parfois facturés aux détenus (lire page 17), remplis à la main par ces derniers avant d’être déchiffrés puis saisis informatiquement par les surveillants. Informées du prix des produits et du montant dont elles disposent en temps réel sur leur compte, les personnes détenues ne devraient, avec le Ned, plus pouvoir commander au-delà de leurs moyens. Dans ces cas fréquents dans le système actuel, ce sont généralement les agents chargés de la saisie qui arbitrent, décidant de retirer tel ou tel produit sans consulter les détenus concernés, ce qui occasionne souvent de mauvaises surprises pour ces derniers – et des tensions en détention.

Dernière fonctionnalité actuellement expérimentée : la « saisine par voie électronique » (SVE), permettant aux personnes détenues de saisir l’administration pénitentiaire de façon dématérialisée, en adressant directement leur requête au service concerné – une fonction limitée aux services internes à l’administration pénitentiaire, les requêtes médicales demeurant par voie papier « pour des raisons de confidentialité », précise la Dap. Là encore, le progrès est indéniable pour les détenus : terminé, les requêtes papier qui « se perdent » en chemin… L’administration pénitentiaire, elle, perçoit l’intérêt du point de vue inverse : « Quand le détenu se plaindra qu’on a perdu ses requêtes, on pourra lui expliquer qu’on n’a pas de trace ou qu’on est en cours », expliquait Philippe Courpron lors de sa présentation publique en 2018. Interrogée spécifiquement sur cette question, la Dap assure qu’il « n’est pas possible de modifier l’historique des requêtes, même depuis le portail agent du Ned ». Mais, premier bémol : en l’absence de réponse, il n’est possible de réitérer une demande qu’après un certain délai. « Informatiquement, les délais permettant de renouveler une requête dépendent de paramétrages locaux », précise Boris Targe, de la sousdirection du pilotage et du soutien des services à la Dap, et sont donc potentiellement laissés à la libre appréciation des chefs d’établissements. Dans le cadre de l’expérimentation, ce délai est, par défaut, « fixé à dix jours », indique la Dap, qui assure néanmoins que ce délai fera « l’objet, après l’analyse de retours d’expérience, d’un cadrage national ». Second écueil : il est impossible pour les personnes détenues d’imprimer des récépissés depuis leurs terminaux, et donc de disposer de justificatifs pour appuyer un éventuel recours en justice en cas de litige.

Horizon lointain

Des services complémentaires sont à l’étude, indique la Dap, et devraient voir le jour en 2022, comme l’élargissement de la cantine numérique aux établissements en gestion déléguée, ou la possibilité de choisir son type de repas pour « lutter contre le gaspillage alimentaire ». Très attendu par les personnes détenues qui poursuivent des études en prison, l’« espace numérique de travail » (ENT) est « en fin de développement », et devrait être expérimenté dès le début d’année dans le quartier femmes de la maison d’arrêt de Dijon, « où la première salle d’activités a été équipée en terminaux le 25 novembre ». Les élèves détenus accèderont à des contenus numériques en lien avec leur parcours pédagogique en détention et pourront y produire et y déposer leurs travaux dans un « espace virtuel personnalisé et sécurisé, via les terminaux installés en cellule et en salle d’activités », indique la Dap. « Ce sera à chaque responsable local de l’enseignement (RLE)(4) de construire l’offre sur son établissement, complète Boris Targe. À Strasbourg, nous sommes en train de voir avec quels partenaires on peut travailler. On essaie de faire en sorte qu’il y ait aussi des contenus du Cned. À terme, les universités pourraient également mettre à disposition des cours. » Avec une contrainte – et limite – de taille, cet environnement n’étant pas relié à Internet. C’est donc aux responsables locaux d’enseignement qu’il reviendra de charger ces contenus pédagogiques sur le réseau du Ned, en veillant à les mettre à jour régulièrement, et d’organiser, pour chaque étudiant, les échanges de cours et de copies dématérialisés avec les universités. Or, une précédente enquête réalisée par l’OIP avait mis en évidence que les RLE n’étaient pas tous en mesure, faute de temps, de prendre en charge ces échanges(5). Surtout, les « campus connectés » et autres dispositifs d’enseignement à distance incluent toujours, tels qu’ils sont déployés à l’extérieur, des temps d’échanges synchrones en visio avec des enseignants. Une possibilité dont seront encore et toujours privés les étudiants détenus. Dernière piste de développement envisagée par la Dap : « ouvrir, via le Ned, l’accès à un certain nombre de services internet étatiques », explique Boris Targe, tels qu’ameli.fr, impôts.gouv, ou encore Pôle emploi, détaille la Dap. « Nous en sommes à étudier comment cela pourrait s’envisager d’un point de vue technique », temporise Boris Targe. Autant dire que cet horizon est encore lointain.

par Laure Anelli


Un portail numérique pour les proches

Le numérique en détention (Ned) inclut également un portail qui s’adresse au grand public. Il permet entre autres aux proches des personnes détenues de réserver des parloirs sur Internet, sous réserve de détenir un permis de visite. En expérimentation depuis janvier 2020, il est aujourd’hui déployé dans la plupart des établissements*. Un réel progrès pour les visiteurs, qui devaient jusqu’alors se rendre jusqu’à la prison pour réserver sur les bornes, ou bien appeler des plateformes téléphoniques, accessibles seulement aux horaires d’ouverture des bureaux et très souvent saturées. Plus rapide et discrète, la réservation par Internet semble appréciée par les visiteurs : selon l’administration pénitentiaire, 60 % des réservations se font désormais en ligne**. Seul bémol : le nombre de cabines de parloir étant trop faible pour répondre à la demande, certains créneaux sont épuisés dès leur ouverture à la réservation sur Internet, ce qui laisse peu de possibilités – voire plus aucune – pour les personnes qui réservent par téléphone. Si certains établissements prennent des dispositions pour tenter d’enrayer ce problème, ce n’est pas le cas partout.
Enfin, le portail grand public devrait proposer courant 2022 deux autres services, actuellement à l’étude. Le premier concerne les demandes de permis de visite et la mise en place d’une téléprocédure pour la constitution du dossier. Celle-ci se faisant aujourd’hui par voie postale, sa dématérialisation devrait accélérer significativement le traitement et la délivrance des documents. Le second service permettrait aux personnes d’alimenter directement en ligne le pécule de leur proche détenu par simple paiement en carte bancaire.
— Pauline Petitot
* Excepté dans cinq établissements d’Outre-mer pour des raisons techniques selon l’administration pénitentiaire.
** 455 500 rendez-vous ont été réservés sur le portail depuis janvier 2020.


L’accessibilité et la formation, indispensables pour lutter contre la fracture numérique

Alors que 7% de la population détenue ne maîtrise pas le français et que 11% à 12% est en situation d’illettrisme, le déploiement du numérique en détention porte de lourds enjeux en termes d’accessibilité. D’autant plus que sans forcément être illettrées, de nombreuses personnes souffrent d’illectronisme*, c’est-à-dire de l’incapacité à se servir des outils numériques. « On installe des tablettes en prison, mais énormément de personnes ne savent pas s’en servir. Quelqu’un qui a du mal avec l’écrit aura encore plus de mal face à un écran. Alors qu’une personne en situation d’illettrisme trouvera toujours un moyen de contourner les difficultés avec l’écrit, avec le numérique les solutions de contournement disparaissent », pointe Alain Petiot, président d’Auxilia, association qui agit en faveur de l’accès à l’enseignement et à la formation en prison. « Il y a un réel enjeu à former et accompagner les personnes à ces outils », souligne-t-il. « La dématérialisation va poser de vrais soucis pour les personnes en situation d’illectronisme », abonde Dorothée Dorléacq, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation représentante de la CGT-Insertion probation. Pour elle, « l’écran est un vrai barrage. Parfois, les détenus copient juste leur numéro d’écrou sur un bout de papier, et de cette façon, on sait qu’ils veulent un entretien. En outre, les requêtes écrites permettaient de détecter ceux qui ne maîtrisent pas le français, et de les orienter sur des cours. Avec le Ned, on laisse les personnes face à elles-mêmes. Aucun accompagnement n’a été prévu : on part du principe que tout le monde sait faire », déplore encore la CPIP. Du côté de la direction de l’administration pénitentiaire, on assure que la problématique de l’accessibilité du Ned a été prise en compte. S’agissant des personnes en situation de handicap d’abord, elle indique que ce point figure sur la feuille de route 2022, « l’objectif étant de respecter la norme du Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) ». Le portail a aussi été traduit en neuf langues**, et « on a travaillé sur un système de picto, de logos avec les utilisateurs détenus de la maison d’arrêt de Dijon, de façon à ce que ce soit intuitif », explique Boris Targe. Si le recours aux images peut suffire à permettre l’accès au système de cantine numérique, pour le volet requête en revanche, les choses se compliquent. Dans ces cas-là, « il faut une aide humaine. Les surveillants pourraient jouer ce rôle s’ils avaient plus de temps et étaient formés, mais cela pose question quand le détenu souhaite évoquer un problème rencontré avec le personnel en détention, par exemple », pointe Dorothée Dorléacq. Quant à savoir si les personnes détenues pourront toujours, malgré tout, recourir au papier pour effectuer des requêtes, difficile d’en être sûr. Si dans un premier temps, la Dap a affirmé à l’OIP « qu’à terme, on ne pourrait plus utiliser de requête papier », réinterrogée sur ce point, elle s’est faite plus nuancée : « Les requêtes papiers ne peuvent pas totalement disparaître, notamment pour les personnes détenues confrontées à une impossibilité d’utiliser le Ned (problème technique, problème d’utilisateurs) et certains profils pour lesquels l’utilisation du numérique est complexe ». Reste à savoir sur quels critères objectifs sera accordée cette possibilité.
* D’après l’Insee, 16,5% de la population française souffrirait d’illectronisme.
** Notamment anglais, arabe, russe, espagnol, italien, allemand et portugais.


(1) Où près de 170 terminaux ont été installés entre février et août 2021.
(2) 310 terminaux installés entre octobre et novembre 2021.
(3) « Vendôme Paris Tech 2 : transformation numérique de la justice », 28 novembre 2018.
(4) Personnels de l’Éducation nationale responsables de l’enseignement en prison.
(5) « Enseigner et apprendre malgré la prison », Dedans Dehors n°110, mars 2021.