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Prisons d’outre-mer : nouveau rapport parlementaire, nouvelle alerte

Dans un environnement socio-économique fortement dégradé, la question des prisons outre-mer ne se résume pas aux conditions matérielles de détention. Un groupe de travail parlementaire a remis le 8 juillet 2014 un bilan complet (1), faisant apparaître la chaîne de défaillances des services publics.

L’avocat général de la Cour de cassation qualifie de « bagne post-colonial » la prison de Nouméa (février 2012). Le contrôleur général des lieux de privation de liberté de « prison d’un autre temps » celle de Basse-Terre en Guadeloupe (mai 2014). Un syndicaliste de « poudrière » celle de Ducos, en Martinique (avril 2013). Les conditions de détention dans la plupart des prisons d’outre-mer suscitent l’indignation depuis plusieurs années. Le rapport parlementaire remis à Christiane Taubira le 8 juillet 2014 se distingue néanmoins en ce qu’il dresse un état des lieux complet, intégrant l’amont et l’aval de la détention. Des facteurs géographiques et sociaux expliquent l’ampleur de la délinquance ; les difficultés à développer des alternatives aux poursuites et à l’emprisonnement contribuent à la surpopulation pénitentiaire; le manque de structures d’insertion alimente la récidive. Du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis-et-Futuna) à l’arc Antillais (Guadeloupe, Guyane), aux cinq détenus de Saint-Pierre-et-Miquelon (2) en passant par l’océan Indien (La Réunion et Mayotte), sont soulignées les déficiences des services de l’Etat et une certaine inadaptation du système judiciaire aux cultures et contraintes locales.

Pauvreté et criminalité élevées

La problématique pénitentiaire s’inscrit dans un contexte miné par des taux de pauvreté très élevés (92 % à Mayotte, 38 % en Martinique et 49 % en Guadeloupe…) et des taux de chômage record (25,2 % en moyenne, hors Mayotte, contre 9,7 % dans l’hexagone au premier trimestre 2014), explique le rapport parlementaire. Le chômage affecte plus particulièrement les jeunes (plus de 50 % des 15-24 ans présents sur le marché du travail en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion) (3). Confrontées en outre à la déstructuration des organisations familiales et sociétales traditionnelles, ces sociétés subissent des taux de délinquance « très souvent au-dessus du taux national, voire en première position » dans les Antilles et en Guyane. Le procureur de Guadeloupe mentionne un taux de meurtres huit fois supérieur à celui de la métropole (4), corrélé à l’importante circulation d’armes (blanches ou à feu) au sein de la population guadeloupéenne (5). S’y ajoute un trafic international de stupéfiants prégnant, la procureure générale qualifiant l’île de « plaque tournante » lors de l’audience solennelle de rentrée 2014. L’attractivité de Mayotte génère enfin une immigration massive, devenue largement illégale suite à l’instauration en 1995 du « visa Balladur », dont les conditions d’obtention drastiques privent l’essentiel des candidats de la possibilité d’un séjour légal sur l’île (6). De sorte que les « personnes détenues en situation irrégulière en provenance des Comores représentent environ la moitié des écroués » de la maison d’arrêt de Majicavo. 70 % des personnes détenues dans cet établissement « relèvent de l’indigence et bénéficient de l’aide financière de 20 euros ». En Guyane, la prison de Rémire-Montjoly, avec 56,54 % de détenus de nationalité étrangère, connaît une situation similaire.

Mineurs délaissés et délinquance de survie

Les mineurs prennent une part non négligeable – 20 % à la Réunion, 24 % à Nouméa – de cette activité délinquante, « fortement liée à leur situation individuelle (déscolarisation, éclatement du noyau familial, maltraitance…) ». De nature « très violente », elle induit des durées d’incarcération « largement

« La problématique pénitentiaire s’inscrit dans un contexte miné par des taux de pauvreté très élevés (92 % à Mayotte, 38 % en Martinique et 49 % en Guadeloupe…) et un chômage record »

supérieures à la moyenne nationale (5,3 mois en Guadeloupe contre 2,8 mois) ». La mise en œuvre de mesures d’éducation et de protection s’avère fragilisée par l’incapacité des structures dédiées à « assurer une prise en charge correcte des mineurs confiés (à la Réunion notamment) ». L’éventail de réponses disponibles est jugé insuffisant. Le centre éducatif fermé (CEF) de Guadeloupe est par exemple resté hors service pendant plus d’un an, la Polynésie Française et Nouméa ne disposent pas d’une telle structure. « Faute de politiques sociales avérées, la précarité s’accentue et la délinquance de survie se développe (7) », assène le Défenseur des droits au sujet des enfants de Mayotte – dont de nombreux Comoriens en situation irrégulière. Un constat valide dans d’autres contextes ultra-marins. La défaillance des structures sanitaires, particulièrement en santé mentale, participe d’un déficit général de services publics. A Rémire-Montjoly, « la Protection judiciaire de la jeunesse note la présence régulière d’adolescents qui présentent des troubles du comportement aigus, l’incarcération étant parfois une réponse apportée à la carence d’une prise en charge pédopsychiatrique adaptée ».

Conditions de détention « très dégradées »

L’ensemble de ces facteurs alimente la surpopulation massive dans la majorité des établissements pénitentiaires : 174,4 % au 1er juillet 2014 à Baie-Mahault (Guadeloupe), où « il n’est plus possible d’ajouter des lits supplémentaires ». Avec pour corollaire « un développement des matelas au sol particulièrement anxiogène et générateur d’incidents » ; 217,7 % à Ducos (Martinique), où « la surpopulation est telle qu’elle ne peut plus être contenue [et] s’est propagée au sein du quartier centre de détention », impliquant là aussi « de nombreux matelas posés à même le sol»; à Majicavo (Mayotte), des « cellules de cinq places sont occupées par douze à quinze personnes lorsque les effectifs sont élevés », c’est-à-dire souvent. Le quartier mineurs, occupé à 200 % au moment du rap- port « ne répond en rien à la réglementation en vigueur ».

A la densité s’ajoutent des conditions de détention « objectivement extrêmement vétustes et très dégradées » (Basse-Terre, Guadeloupe). Dans cette prison comme à Remire-Montjoly, Nouméa, Baie-Mahault ou Faa’a Nuutania, des détenus ont obtenu la condamnation de l’Etat pour « conditions de détention inhumaines et dégradantes ». Pour ce motif, l’administration pénitentiaire comptabilise 168 demandes indemnitaires en 2012 et 116 en 2013.

Les aménagements à la peine

La difficulté à mettre en place des aménagements de peine contribue aussi à la surpopulation et au déficit d’accompagnement à la sortie de prison. Le « manque de structures d’insertion et de réinsertion » et la faiblesse des réseaux associatifs locaux entravent les possibilités de placement extérieur. Le bracelet électronique pâtit pour sa part des « mauvaises couvertures téléphoniques », le réseau étant indispensable au fonctionnement du dispositif. A Cayenne, « le taux élevé d’illettrisme conjugué au très bas niveau de qualification, la relative longueur des peines, le contexte socio-économique de la Guyane ainsi que le nombre important de détenus d’origine étrangère et souvent en situation irrégulière sont autant de freins à l’aménagement des peines ». La libération conditionnelle (LC) expulsion reste, pour la plupart des sans-papiers, le seul aménagement possible : elle représente plus de la moitié des LC octroyées dans le département. A Mayotte, jusqu’en 2011, la quasi-totalité des LC prononcées a concerné des Comoriens expulsés. Leur nombre a chuté lorsque les autorités ont pris conscience de l’inefficacité de la mesure, certains expulsés étant de retour sur le territoire après quelques mois.

L’obstacle des expertises

Plus encore qu’en métropole, « la difficulté à trouver des experts psychiatres pour réaliser l’expertise obligatoire » freine, voire bloque, certaines mesures d’aménagement. Une difficulté accrue en cas de passage obligatoire dans un centre national d’évaluation (CNE), tous situés en métropole. « Cela impose un [très coûteux] transfèrement en métropole que l’administration n’est pas toujours en mesure d’exécuter ». L’emblématique martiniquais Pierre-Just Marny, transféré à Ducos en mai 2008 après 43 années de détention en métropole, refusait de retourner au CNE de Fresnes, alors que sa situation pénale l’exigeait pour obtenir une LC. Malade, se disant « fatigué d’être trimbalé », la conditionnelle restera hors de sa portée, et il se suicidera le 7 août 2011.

La pertinence même d’une évaluation réalisée « par des professionnels qui peuvent ignorer les spécificités parfois très éloignées de celles de l’Hexagone » est questionnée par les parlementaires. La création d’un CNE délocalisé et itinérant figure dans leurs recommandations, afin « d’évaluer les personnes détenues en prenant en compte leur univers culturel. La perception de la dangerosité par exemple d’un jeune

« En Guyane, on incarcère des adolescents ayant des troubles du comportement aigus faute de moyens pour une prise en charge pédopsychiatrique adaptée »

Kanak incarcéré à Fresnes dans un univers dont il ne connaît aucun des codes, ne sera pas la même que celle de personnels locaux connaissant les us et coutumes du territoire. »

Des mesures alternatives à adapter aux traditions locales

Comme en métropole, le nombre de conseillers de probation est jugé « très largement inférieur aux besoins » en Guadeloupe, avec 124 personnes suivies par conseiller en milieu ouvert, 81 et 104 en milieu fermé (Baie-Mahault et Basse-Terre). Même problème en Martinique ou en Guyane, où les distances à parcourir pour assurer les permanences délocalisées à Kourou ou Saint-Laurent-du-Maroni s’ajoutent aux difficultés. Le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) de Polynésie française est compétent sur l’ensemble d’un secteur grand comme l’Europe, celui de Nouvelle-Calédonie couvre un « vaste territoire », ce qui s’avère particulièrement « chronophage et coûteux ». Pour mieux adapter le contenu des alternatives à la prison, le SPIP de Nouméa a su développer la relation avec les autorités coutumières, afin que les mesures soient mises en œuvre au sein des tribus. Une convention a été signée, en mars 2014, entre le SPIP, la mairie de la commune de Canala et les représentants traditionnels d’une tribu. Objectif : que des jeunes puissent effectuer un travail d’intérêt général (TIG) au sein de leur communauté. Intérêt : « Quand un jeune Mélanésien fait son TIG dans les quartiers populaires de Nouméa à repeindre les murs, l’impact est moindre que celui qui fait les mêmes travaux sur un champ d’ignames en tribu, chez lui », explique un élu (8).

Le plan d’action formulé par la commission parlementaire se veut « très concret, global et cohérent (9) »: construction et rénovation d’établissements pénitentiaires, renforcement des SPIP, développement des aménagements de peine, reconnaissance des spécificités juridiques ultramarines et meilleure prise en compte des contextes locaux. Dès la remise officielle du document, Christiane Taubira a indiqué que des arbitrages auraient lieu en septembre. Les « carences » identifiées dans le fonctionnement des services de l’État en outre-mer imposent une « politique de rattrapage » complète. Pas du saupoudrage.

Barbara Liaras

(1) Rapport sur les problématiques pénitentiaires en outre-mer, juillet 2014.

(2) Au 1er janvier 2014.

(3) Sénat, Rapport d’information de MM. Doligé et Vergoz, Les niveaux de vie dans les outre-mer : un rattrapage en panne ?, 9 juillet 2014.

(4) M. Redon et D. Grancher, «La Guadeloupe et ses espaces pénitentiaires : quelles discontinuités de l’ordre en outre-mer ? », EchoGéo, avril- juin 2014.

(5) Circulaire de politique pénale territoriale pour la Guadeloupe, 2 janvier 2014.

(6) Sénat, Rapport d’information de MM. Sueur, Cointat et Desplan, effectué à la suite d’une mission à Mayotte, 18 juillet 2012.

(7) Défenseur des droits, Compte rendu de la mission sur la protection des droits de l’enfant à Mayotte, avril 2013.

(8) Les Nouvelles calédoniennes, 7 mars 2014.

(9) Ministère de la justice, Communiqué de presse, 8 juillet 2014


Accès aux soins défaillant dans les prisons d’outre-mer

«Médicalement, les populations pénales sont plus encore à risque outre-mer qu’en métropole », et présentent une « grande précarité sanitaire ou psychologique ».

Pour autant, « l’accès aux soins demeure sou- vent très insuffisant, relève la Cour des comptes dans un rapport de juin 2014. L’implication des agences régionales de santé des départements d’outre-mer (DOM) comme des ministères concernés n’est pas partout de nature à combler des retards et des écarts dénoncés de longue date ». Alors que l’état de santé général des personnes détenues « appellerait une particulière vigilance, les facteurs pathogènes liés à la vétusté des locaux et à la précarité sociale sont aggravés par le climat, par une forte sur-occupation des cellules et par des locaux affectés aux soins qui sont majoritairement inadéquats, voire médiocres. »

« Le ministère des affaires sociales et de la santé a principalement établi les effectifs budgétaires [des personnels de santé] en fonction de la capacité théorique en détenus, alors qu’elle est en moyenne dépassée de 30 %. […] De surcroît, le temps de présence effective des soignants auprès des détenus est fréquemment inférieur aux données affichées. » Outre les vacances de poste ou congés de longue durée, « il y a de fréquentes présomptions que la semaine de 35 heures n’est pas systématiquement respectée ». A la Réunion, « il en résulte notamment des délais d’attente de plusieurs semaines ou mois avant une consultation ». En Guadeloupe, « aucun médecin ni infirmier n’a été présent entre le 9 et le 11 décembre 2012, ni pendant les week-ends de Noël et du jour de l’an, à la veille desquels les médicaments ont été distribués par anticipation ». Toujours en Guadeloupe, « il y a un seul psychiatre, théoriquement à temps plein, et trois vacataires (0,9 ETP). Un secteur pénitentiaire d’hébergement psychiatrique a ouvert fin 2013, après quinze ans de délais attribué aux mésententes avec le CHU, et l’attribution des emplois médicaux nécessaires. »

« En Guyane, le centre pénitentiaire a bénéficié d’un appareil de radiologie, inutilisé faute de manipulateur : il en résulte d’onéreux transferts de détenus au centre hospitalier pour la détection de la tuberculose. » A Basse-Terre, « les soins dentaires sont, après une absence totale de fin 2011 à l’automne 2012, réduits à une vacation toutes les trois semaines, moins d’un tiers de ce qui serait nécessaire pour une population très défavorisée à cet égard. La motivation des vacataires ne survit pas toujours à de longs retards de paiement, ce qui conduit alors à des périodes pendant lesquelles aucun soin spécialisé n’est accessible. »

Cour des comptes, La santé dans les Outre-mer