Free cookie consent management tool by TermsFeed

Quand la prison redouble la barrière de la langue

Pour les non-francophones arrivant en prison, la barrière de la langue amplifie l’isolement et les tensions. Compréhension des règles de la vie carcérale, connaissance de leurs droits, capacité à exprimer des besoins, accès aux activités... Face aux carences de l’administration et à des situations parfois dramatiques, les professionnels et les personnes détenues se débrouillent comme ils peuvent.

D’après les derniers chiffres établis par l’Éducation nationale( 1), 6 % des personnes incarcérées ne parlent pas français, et 8 % rencontrent des difficultés avec la langue. Pour elles, comprendre les règles officielles et officieuses de la prison sera une gageure. En théorie, la loi pénitentiaire prévoit que les informations sur les droits et les devoirs des détenus soient dispensées à l’écrit et oralement aux arrivants, « dans une langue compréhensible ». Mais la réalité des pratiques est, comme souvent en prison, très loin du cadre juridique. Quand des documents d’accueil sont traduits, c’est rarement dans plus de deux ou trois langues. Au centre de détention d’Oermingen par exemple, « les personnes détenues reçoivent une fiche d’information en français qui leur explique les étapes du parcours ; il est regrettable que cette note ne soit pas traduite, au moins en allemand compte tenu du nombre de personnes étrangères incarcérées parlant cette langue », déplore le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) en 2019. Et lorsque des traductions existent, de nombreuses personnes détenues ignorent qu’elles peuvent y avoir accès. Au quartier arrivants du centre pénitentiaire de Réau, « le livret d’accueil est traduit. Mais la personne doit faire la démarche de le demander », explique Justine Baranger, cheffe de service Points d’accès au droit (PAD) pénitentiaires au Casp-Arapej. Même problème concernant les affiches placardées dans la prison, encore plus rarement traduites, alors qu’elles contiennent souvent des informations importantes. Au quartier arrivants des Baumettes, « le règlement intérieur, la note de service concernant la suspension des UVF [unités de vie familiale], les instructions liées à la crise sanitaire et la liste des objets et vêtements interdits ne sont disponibles qu’en français », a remarqué Sophie, juriste au PAD du centre pénitentiaire. Dans les faits, ce sont souvent des associations comme la Cimade ou les juristes intervenants dans les PAD qui assurent la diffusion des informations traduites(2). « À Fleury-Mérogis, nous distribuons un manuel d’accueil en espagnol, italien, portugais, roumain. On a aussi fait un manuel de lettres types. Les personnels se le sont bien appropriés, notamment au quartier arrivants », raconte Larissa Peña, chargée d’un projet de lutte contre l’illettrisme pour l’association ACMINOP(3).

Un quotidien bouleversé

Au-delà de la compréhension générale des droits, la barrière de la langue se matérialise dans l’ensemble des démarches du quotidien. Parce qu’en prison, elles nécessiteront forcément un écrit : inscription à une activité, prise de rendez-vous, signalement d’un problème, protocole des cantines…

Dans certains établissements pénitentiaires, les non-francophones auraient aussi le plus grand mal à candidater à un poste de travail ou à une formation professionnelle. À l’établissement pour mineurs de Meyzieu (Rhône), le CGLPL remarquait en 2019 que « faute de maîtriser la langue française les mineurs étrangers ne peuvent accéder à la formation »(4). Au centre de détention de Muret, il faut pour que les détenus aient accès à un travail qu’ils s’expriment en français. « Sinon on rejettera leur candidature pour un poste de travail, sans le dire ouvertement », dénonce une avocate toulousaine. Ceux qui réussiront à être employés pourront se confronter à des problèmes de communication pendant le travail. « Les personnes qui ne maîtrisent pas le français sont face à des maîtres d’ateliers pas très tolérants ou pressés. Ça peut être compliqué de rester en poste s’ils rencontrent des difficultés à comprendre les consignes », rapporte Xavier Denecker, président de l’Association nationale des visiteurs de prison. Des difficultés de compréhension qui peuvent, au quotidien, prendre des proportions envahissantes. Jenifer, ancienne détenue incarcérée plusieurs mois avec une femme d’origine mongole, se rappelle ainsi de la perplexité de sa codétenue : « Il suffisait qu’elle sorte en promenade sans sa carte de circulation et on la faisait repartir en cellule, sans qu’elle comprenne pourquoi. Les matonnes disaient qu’elles n’étaient pas là pour lui expliquer. »

Face à ces obstacles, de nombreuses personnes renoncent à formuler des demandes, à vivre une incarcération « normale », et se replient sur elles-mêmes. « Ces personnes sont confrontées aux mêmes difficultés que les sourds incarcérés : pour certains, la prison c’est être entouré de gens qui ne comprennent rien dès que l’on ouvre la bouche. L’exercice des droits est quasiment impossible », déplore la CGLPL Dominique Simonnot. Un isolement particulier qui peut générer de la souffrance psychologique et des tensions. « Beaucoup ressentent de la frustration face à l’impossibilité de s’exprimer, note Julie Guillot, juriste intervenant au PAD de la Santé. Ils n’arrivent pas forcément à utiliser les bons mots, s’énervent. » Des situations d’incompréhension qui peuvent amener des personnes à être envoyées au quartier disciplinaire pour des fautes qu’elles n’ont pas toujours compris – ou qu’elles n’ont pas commises.

Du bricolage pour limiter les dégâts

En visite à Rémire-Montjoly (Guyane) en 2018, le CGLPL remarquait : « Alors que la moitié de la population pénale est d’origine étrangère, les requêtes doivent être formulées par écrit et en français, d’où l’importance du rôle des écrivains publics. Leur nombre est néanmoins limité. » Pour les non-francophones, la culture du tout-écrit entraîne des situations de dépendance. En l’absence d’écrivain public, ce sont souvent les codétenus qui leur apportent une aide concrète pour leurs démarches. « Quand j’ai su que j’allais sortir, je lui avais fait en avance tous ses papiers pour cinq semaines : les courriers de pécule datés, le courrier au SPIP pour demander la date de son passage en CAP [commission d’application des peines], l’attestation pour le juge qui prouvait qu’elle allait à l’école… », se rappelle Jenifer. En 2020, 30 % des personnes de nationalité étrangère répondant à une enquête nationale coordonnée par Emmaüs déclarent bénéficier de l’aide d’autres détenus. Faute de mieux, l’administration pénitentiaire prend souvent le parti de s’appuyer sur ces réseaux de solidarité informels et de regrouper dans une même cellule les personnes parlant une même langue ou venant du même pays. Un choix qui n’est pas sans risque. « Ce n’est pas toujours bien pensé : ici, on a failli mettre un Kurde de Turquie, qui n’arrivait pas à se faire comprendre, dans la même cellule qu’un Turc », se rappelle Sophie.

Outre les situations de dépendance qu’elle peut impliquer, cette solidarité a des limites. « Les codétenus qui écrivent peuvent parfois aider dans certaines démarches, mais ils ne parlent pas toutes les langues et ne peuvent pas voir tout le monde, explique Dalia Frantz, coordinatrice du PAD du centre pénitentiaire de Fresnes. Et puis cela pose la question de la confidentialité. » Une ancienne détenue se rappelle d’une Bulgare rencontrée pendant sa détention à Seysses : « Son fils est décédé pendant son incarcération mais elle n’a eu une aucune information sur les circonstances ou les obsèques. Pour communiquer avec elle, on a utilisé le téléphone arabe de la prison : il y en a qui parle mi-bulgare mi-italien, tu trouves une troisième personne qui parle italien et français et elle traduit ce que t’a dit la Bulgare. Tu arrives à te débrouiller, mais les informations peuvent être déformées. »

Face à l’absence d’interprètes professionnels, les personnels pénitentiaires et les intervenants sont eux aussi contraints de faire appel à des détenus, en conscience des situations de vulnérabilité que cela peut entraîner pour les non-francophones. « J’ai déjà pu observer des pressions. Des personnes se retrouvent par exemple à devoir troquer quelque chose pour obtenir une traduction », regrette Sophie. « On ne sait jamais l’enjeu qu’il y a derrière, en termes de confidentialité et de négociation de ce service. Je pense à un Vénézuélien qui demandait l’asile en raison de son homosexualité : ce n’est pas quelque chose qu’il avait envie d’évoquer devant des codétenus », abonde Justine Baranger.

À défaut de traducteurs disponibles, les professionnels peuvent aussi faire jouer la débrouille et l’entraide entre collègues. « Pour la première rencontre, on essaie de parler anglais, de baragouiner un peu », témoigne un assistant social. « J’ai des collègues qui parlent anglais, créole, arabe. Moi je parle espagnol, mais l’espagnol juridique ou l’espagnol de la prison, ce n’est pas le même que celui qu’on apprend à l’école. Alors on mime un peu, on fait des phrases à rallonge », raconte une surveillante travaillant en région parisienne.

L’accès aux cours de français encore insuffisant

Pour briser l’isolement des non-francophones, de nombreux établissements essaient aussi de favoriser leur accès au cours de français langue étrangère (FLE) assurés par l’Éducation nationale. Si l’inscription est faite rapidement, elle peut permettre de faire des progrès impressionnants en quelques mois : sur l’année scolaire 2017-2018, 92 % des personnes illettrées ou non francophones avaient obtenu un diplôme de langue française(5). « J’ai vu des personnes qui ne parlaient aucun mot en rentrant et avec qui j’ai pu communiquer au bout de quatre mois », se souvient Sophie. « Encore faut-il que ces cours soient accessibles aux personnes qui en ont le plus grand besoin ; qu’ils ne soient pas antinomiques des horaires de travail(6) », remarquait le CGLPL en 2014. En effet, les places en cours sont limitées, et dans certaines prisons, le repérage des besoins est loin d’être systématique. « À Fresnes, j’ai vu plusieurs personnes qui n’avaient pas été orientées vers le centre scolaire à l’arrivée et qui ensuite n’arrivaient pas à faire la demande d’inscription. Elles pouvaient rester sept ou huit mois sans avoir vu un enseignant », regrette Dalia Frantz.

par Sarah Bosquet


Pas d’interprète mais des tablettes
Confrontée plusieurs fois aux problèmes de communication avec des détenus non francophones, l’Association nationale des visiteurs de prison (ANVP) a permis en 2018 la distribution de 33 tablettes numériques pour faciliter des traductions d’entretiens dans 22 prisons. D’après plusieurs retours de terrain (dont celui de l’ANVP), le bilan de l’expérimentation n’est pas probant. Traductions erronées, connexion au réseau GSM aléatoire… Si la DAP reconnaît elle-même des « difficultés techniques » rendant l’usage de ces tablettes plus compliqué que celui de logiciels de traduction, elle annonçait en décembre la relance du dispositif et sa pérennisation « dans les établissements pénitentiaires techniquement opérationnels pour permettre son usage effectif ». Le délai de mise en œuvre et le périmètre du financement de cette nouvelle mesure n’étaient pas encore annoncés fin 2020.

(1) Direction de l’administration pénitentiaire, Bilan annuel de l’enseignement en milieu pénitentiaire 2017-2018.
(2) Le livret « multilingue » de la Cimade, traduit en dix langues, est censé être accessible dans les bibliothèques. Des fiches thématiques sur les recours sont aussi diffusées. Les livrets du Casp-Arapej, qui coordonne plusieurs PAD dans les prisons d’Île-de-France, sont traduits dans 25 langues.
(3) Actions minorités en prison, association présente à Villepinte et à Fleury- Mérogis.
(4) Rapport de la 4e visite, 11-15 mars 2019.
(5) Direction de l’administration pénitentiaire, op. cit.
(6) CGLPL, avis du 9 mai 2014 relatif à la situation des personnes étrangères détenues.