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Suicide en prison : des proches seuls avec leurs questions

Comment comprendre qu’un proche ait pu se suicider en prison, où il était censé être sous la bonne garde de l’État ? Pour les familles endeuillées, le choc et l’incompréhension sont souvent d’autant plus grands que les informations sont distillées au compte-gouttes.

« Pour l’instant, on n’a aucun papier, rien. On nous dit que mon fils s’est suicidé, mais pour moi ce n’est pas possible. Il m’a appelée juste avant, il a dit qu’il me rappellerait. Et il allait sortir sous bracelet électronique… Je veux comprendre ce qu’il s’est passé », souffle Lalia Medjoub, dont le fils a été retrouvé sans vie dans sa cellule du centre pénitentiaire de Fresnes en avril. L’enquête préliminaire, systématiquement ouverte par le parquet pour « rechercher les causes de la mort », est toujours en cours, le substitut du procureur ayant été remplacé. Tant qu’elle n’est pas close, la famille ne peut pas avoir accès aux pièces du dossier et doit donc se contenter d’informations succinctes. Au bout de cinq mois, l’avocate de Madame Medjoub a tout juste obtenu le résultat de l’autopsie. Doutant de ses conclusions, la mère endeuillée attend les résultats d’une contre-autopsie pratiquée en Algérie.

La façon dont l’administration pénitentiaire doit informer les familles en cas de décès est pourtant bien balisée. D’après le guide de référence de la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap)[1], le chef d’établissement doit appeler le proche désigné dans le dossier de la personne détenue « le plus rapidement possible, y compris la nuit », pour éviter qu’il n’apprenne la nouvelle par d’autres canaux. Il doit lui communiquer « les informations vérifiées et sûres », tout en précisant qu’une enquête est en cours. Une rencontre doit ensuite être organisée pour « faciliter le travail de deuil et les démarches consécutives à un décès ». Elle est censée « permettre de répondre aux interrogations de la famille, qu’il s’agisse de la vie quotidienne du détenu, de son comportement ou de ses activités. Par exemple, si le détenu avait fait l’objet d’un placement au quartier disciplinaire, le directeur ou le chef de l’établissement en donne les raisons exactes à la famille », précise le guide. Une visite de la cellule « doit impérativement être proposée, sauf impossibilité posée pour les besoins de l’enquête ».

Mais en pratique, d’après les témoignages recueillis par l’OIP, bon nombre de familles ont l’impression que l’institution cherche avant tout à se protéger. « La réunion avec la direction, c’était un peu “Circulez, il n’y a rien à voir” », soupire Aurélia Vardaros, dont le frère, Paul Germain, s’est donné la mort en octobre 2021 au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan (voir p.31). « On a dit à ma mère que le suicide de mon frère était imprévisible, qu’il s’était soudain transformé en bête sauvage… Et que rien n’indiquait qu’il ait été victime de violences au cours de sa détention, alors que plusieurs documents en attestent. C’est comme si on voulait nous décourager d’aller plus loin. »

Pour obtenir plus d’information, les démarches sont longues et les relances, souvent nombreuses. C’est trois mois après sa première demande et en fournissant trois livrets de famille que Léonard Sompairac a fini par obtenir une copie de l’autopsie et du rapport toxicologique de son cousin, Arthur Le Dantec, décédé en décembre 2023 au centre pénitentiaire de Meaux. « On est obligé de faire des lettres très formelles pour quémander des bribes d’informations, regrette-t-il. Je suis juriste de formation et j’ai demandé l’appui d’amis avocats, mais quelqu’un qui n’a pas cette habitude est forcément désemparé. » Une opacité qui ne peut qu’accentuer la peine et nourrir un sentiment de dépossession, alors que l’incarcération a déjà introduit une rupture dans la compréhension du quotidien de la personne détenue. Au risque d’attiser la méfiance, dans un contexte carcéral où l’omerta favorise la circulation de toutes sortes de rumeurs.

L’enquête en « recherche des causes de la mort » diligentée par le parquet se borne généralement à vérifier si le décès n’a pas été causé par un tiers. Encore ne suffit-elle pas toujours à dissiper les interrogations à ce sujet. Ainsi, en portant plainte pour la mort d’Amara Fofana au quartier disciplinaire de la prison de Réau en mai 2019, l’avocat de la famille pointait-il « des insuffisances dans l’enquête » du parquet de Melun – à commencer par le fait que tous les témoignages utiles n’aient pas été recueillis et qu’aucune reconstitution de la scène n’ait été organisée.

Quoi qu’il en soit, l’enquête préliminaire du parquet ne porte en aucun cas sur la prise en charge de la personne en détention et les mesures prises pour prévenir son décès. Elle permet encore moins de comprendre comment ont pu être incarcérées des personnes dont les troubles psychiatriques, voire le potentiel suicidaire, avaient été détectés dès le départ – comme Paul Germain, Bilal Elabdani ou encore le jeune Doriano S., décédé en septembre 2024 au centre pénitentiaire de La Talaudière. Pour obtenir des réponses, les familles endeuillées n’ont plus qu’à se tourner vers la justice – et à se préparer à des années de procédure.

Mais collectivement, ces combats ne sont pas sans influence. D’après les chercheurs Gaëtan Cliquennois et Gilles Chantraine, la codification de la prévention du suicide en prison peut être rapprochée de l’évolution de la jurisprudence, elle-même étroitement liée à la mobilisation des proches. À partir de 2000, observent-ils, plusieurs notes de la Dap insistent sur « la nécessité d’accueillir correctement les familles, de manière à limiter les recours » et leur médiatisation. Dans le même temps, sous l’aiguillon de la Cour européenne des droits de l’homme, les tribunaux ont accentué la pression sur l’État, dont la responsabilité peut désormais être mise en cause en cas de « faute simple » dans la prévention d’un suicide[2].

Par Johann Bihr

Cet article a été publié dans le Dedans Dehors N°124 : Dix fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur

[1] DAP, Pratiques professionnelles : La prévention du suicide en milieu carcéral, 2023

[2] CE, 23 mai 2003, n°244663