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Affaire de Lille-Sequedin : la banalisation de la violence

Le 13 octobre dernier, six surveillants étaient jugés pour des violences commises en réunion sur un détenu de la maison d’arrêt de Sequedin. Retour sur une audience qui a permis de faire la lumière sur la grande brutalité des faits, mais qui laisse des questions sans réponse.

En ce début d’après-midi du 13 octobre, six surveillants de la maison d’arrêt de Lille-Sequedin sont appelés à la barre du tribunal judiciaire de Lille pour répondre de faits de violences aggravées sur un jeune homme de 29 ans placé en détention provisoire. Les faits remontent au 3 janvier : à la suite d’un appel via l’interphone, vers 22h, pour un différend dans une cellule entre Thomas*, la victime, et son codétenu, huit surveillants interviennent. À leur arrivée dans la cellule, Thomas est sous la douche, une poêle à la main pour protéger sa nudité, son codétenu est au fond de la cellule. À la demande des surveillants, Thomas accepte de poser la poêle. Pourtant, il se retrouve rapidement menotté dans le dos, sorti dans la coursive, nu, et mis à plat ventre au sol. Pour justifier cet enchaînement des faits, les surveillants invoquent des menaces à leur encontre, de la part d’un détenu qui aurait « pété les plombs » et refusé de s’habiller.  Thomas conteste ce dernier point : « Ils ne m’en ont pas laissé le temps », affirme-t-il. Le détenu est ensuite amené nu jusqu’au quartier disciplinaire au terme d’un déplacement de vingt minutes au cours duquel il sera traîné par les menottes, tiré par le haut du corps, porté dans les escaliers face vers le sol, la tête tenue par les cheveux, traîné sur le bitume et dans les gravillons lors du passage à l’air libre entre deux bâtiments, jeté dans une flaque. À plusieurs reprises, l’un ou l’autre des surveillants lui assène des coups. Laissé ainsi dans une cellule du quartier disciplinaire, il est vu par un médecin le lendemain qui ordonne une hospitalisation psychiatrique en UHSA[1], mais il ne sera vu par un médecin pour soigner et constater ses blessures que sept jours plus tard. Le certificat médical mentionne de nombreux ecchymoses et hématomes en diverses parties du corps, des plaies surinfectées, des abrasions cutanées et des traces de strangulation. Non mentionnées dans le certificat médical, les traces de menottes sont encore visibles le jour de l’audience, dix mois après les faits.

La diffusion, lors du procès, du montage vidéo issu des différentes caméras de surveillance le long du parcours entre la cellule de Thomas et le quartier disciplinaire ne laisse pas place au doute. Commentant les images en direct, le président égraine la liste des agressions physiques commises pendant ces vingt minutes : plusieurs coups sur la tête dont l’un provoque la chute du jeune homme, coups au visage, coup de genou dans les côtes, pression du genou sur les côtes et le cou de Thomas alors qu’il est au sol, coups de pied réitérés en divers endroits du corps, écrasement du pied…

« C’est lui qui s’est fait mal »

Sans l’apport des images de vidéosurveillance, les violences pratiquées par les agents seraient pourtant restées inconnues, tant tout a été fait pour les invisibiliser. À chaque étape, leurs auteurs ont tenté de les cacher, de les maquiller ou encore de faire en sorte qu’elles ne soient pas dénoncées. Autant de manœuvres déjà décrites et pointées comme récurrentes dans un rapport d’enquête de l’OIP dénonçant l’omerta entourant les violences commises par des personnels pénitentiaires. Il y a d’abord cette scène, visionnée lors de l’audience. On y voit un surveillant qui, avant l’arrivée au quartier disciplinaire, montre une caméra puis s’adresse à ses collègues. Interrogé sur la teneur de ses propos, il répond : « J’ai dit : “Attention y’a la caméra !”. C’est un réflexe que j’ai, parce qu’il y en a partout à Sequedin ! ». Aveu involontaire d’une tendance à la dissimulation… Il y a ensuite le compte-rendu d’incident (CRI) rédigé après les faits. Sur ordre de la gradée ayant regagné l’établissement à la suite de l’incident, il est écrit à plusieurs mains par une partie des surveillants impliqués. Une procédure illégale, le CRI devant être rédigé par une seule personne pour éviter toute concertation. Ils y présentent une version des faits dans laquelle le recours à la force était nécessaire, en réaction aux outrages à l’encontre des surveillants et aux menaces proférées par Thomas, à ses tentatives de morsure sur le parcours – dont le président souligne qu’elles « ne ressortent pas de la vidéo » – ou encore à sa résistance. « Quand je lis le CRI, il est auteur, vous êtes victimes. Je regarde le film : Vous êtes auteurs, il est victime ! », s’étonne la procureure. C’est pourtant la première version qui a fait foi dans les premiers temps, et qui a entraîné le passage en commission de discipline de Thomas et sa sanction de 25 jours de quartier disciplinaire, sans qu’aucun des surveillants intervenus cette nuit-là ne s’y oppose. « Vous prenez connaissance d’un CRI qui n’est pas fidèle à votre souvenir, et pourtant vous ne faites rien ? Vous trouvez ça normal ? », s’étonne l’avocat de la partie civile à un des agents n’ayant pas participé à la rédaction du CRI. Il y a enfin ces intimidations, dont le codétenu de Thomas semble avoir été victime dans la période qui a suivi l’incident. Dans une première déposition, il avait fait état de brimades, coupures de chauffage et menaces de la part d’un des surveillants mis en examen qui aurait averti : « Je te casse la gueule personnellement si tu parles ». Revenant sur sa déclaration initiale, il a finalement affirmé que les surveillants lui avaient sauvé la vie. « On ne voit pas trop en quoi ! », lance le président…

Lorsqu’ils seront finalement placés en garde à vue, les surveillants continueront de nier toute forme de violence : « Je n’ai pas vu de coup porté sur lui, s’il s’est blessé c’est lui qui s’est fait mal », déclare l’un d’eux.

Un silence complice

Un autre dysfonctionnement apparaît lors de l’audience. Aucun des professionnels qui auraient dû signaler les violences commises par les surveillants ne l’a fait. À commencer par la direction de la maison d’arrêt : après avoir visionné les images, le directeur adjoint convoque le premier surveillant ayant mené les opérations cette nuit-là et se dit rassuré par ses explications. Certains des surveillants impliqués ont même reçu une lettre de félicitation signée du Directeur de l’administration pénitentiaire. L’envoi de ce courrier, automatique lorsque des agents ont eu à gérer une situation compliquée, vient souligner que seule leur version des faits a été rapportée. De même, comment expliquer qu’il ait fallu attendre une semaine pour que Thomas puisse faire constater et soigner ses blessures ? Pourquoi le médecin qui l’a vu le lendemain des faits n’a-t-il pas signalé son état et établi de certificat ? Au lieu de cela, il a décidé de son placement en UHSA, une décision que les soignants de l’unité n’ont d’ailleurs pas jugée opportune, puisqu’ils l’ont renvoyé en détention. C’est finalement la juge instruisant l’affaire pour laquelle Thomas était mis en examen qui a fini par donner l’alerte en constatant son état quinze jours après les faits : « On n’a jamais vu quelqu’un se présenter comme ça à une audience ! », aurait-elle déclaré. « Un camion vous est passé dessus ? ».

Dans un tel climat d’omerta, c’est davantage la révélation de ces faits que les faits eux-mêmes qui paraît exceptionnelle. Comme le rappelle l’avocat de la partie civile, les faits jugés à cette audience ne sont isolés ni à Sequedin, où en 2019 un surveillant a cassé le bras à un détenu lors d’un transport vers le quartier disciplinaire, ni dans les autres prisons françaises, comme l’OIP l’a déjà largement documenté. En 2021, le Défenseur des droits a été saisi de 250 affaires impliquant des surveillants pénitentiaires, dont 62 % concernant des violences.

La violence banalisée

L’attitude des prévenus face aux preuves qui leur sont présentées est enfin révélatrice d’une forme de légitimation et de banalisation de la violence en détention. Avant de visionner les images de vidéosurveillance, les surveillants ont tous décrit la séquence de placement de Thomas au quartier disciplinaire comme s’étant déroulée dans les règles. Chacun leur tour, à la barre, ils précisent que c’est « en voyant la vidéo » qu’ils ont pris conscience des violences. Mais s’ils reconnaissent tous les faits en début d’audience, la façon dont ils les justifient, voire dont ils les qualifient, interroge sur leur conscience de la gravité des faits. Les coups mis en évidence sur les images de vidéosurveillance, en l’absence de tout mouvement de la victime, sont systématiquement banalisés : ils sont estimés « bénins », ou qualifiés de « gestes techniques », voire involontaires ou encore destinés à protéger la victime. « Au final, quand on vous entend, vous ne reconnaissez rien ! », conclut le président.

Forcés de constater les coups portés, tels qu’identifiés précisément sur les images de vidéosurveillance, les surveillants reconnaissent la réalité du geste mais pas la violence qu’il porte en lui. Comme dans d’autres affaires, telle l’affaire Diabaté, où des surveillants ont commis des violences ayant entrainé la mort d’un détenu, « l’effet tunnel » est invoqué, défini tour à tour comme volonté de « poursuivre notre objectif », « inconscience de fatigue », moment où « la réflexion n’est pas présente », où « on a des œillères ».

Ces justifications n’ont cependant pas convaincu la cour, qui a condamné quatre des agents à une peine de six mois de prison avec sursis et à une interdiction d’un an d’exercer dans l’Administration pénitentiaire, et les deux autres – le premier surveillant et le surveillant le plus violent envers Thomas – à des peines de huit mois de prison avec sursis et deux ans d’interdiction d’exercer.

Par Odile Macchi

Article publié dans la revue Dedans Dehors N°117 : Détention provisoire, l’interminable attente

[1] Les Unités hospitalières spécialement aménagées (HSA) sont dédiées à la prise en charge des personnes détenues dont l’état psychique nécessite une hospitalisation.

*Le prénom a été modifié