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Lettre ouverte à Bernard Cazeneuve sur la transparence des données

L'état d'urgence est instauré en France depuis le 14 novembre 2015, soit 503 jours. Mais ses effets ne sont pas connus du public, notamment parce que les promesses de transparence qui avaient été faites il y a un an et demi n'ont pas été respectées. Le Parlement a certes effectué un suivi statistique mais bien trop faible pour être utilisable concrètement. Plusieurs associations et organisations de défense des droits humains demandent donc aujourd'hui à Bernard Cazeneuve et au gouvernement français de publier une série de statistiques et de chiffres précis, afin de pouvoir mesurer l'impact de l'état d'urgence sur la société française. L'exercice des droits fondamentaux passe par un contrôle effectif des mesures de restriction des libertés. Puisque le gouvernement lui-même n'a pas été transparent depuis le 14 novembre sur ses actions, il est temps de demander publiquement l'ouverture des données de l'état d'urgence.

Monsieur le Premier ministre,

Peu après la proclamation de l’état d’urgence par le décret n°2015-1475 du 14 novembre 2015, le Gouvernement et le Parlement ont, de concert, fortement insisté sur les efforts de transparence nécessaire pour rendre compte des mesures prises au titre de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.

A cet égard, le rapport n°3784 de la commission des lois de l’Assemblée nationale en date du 25 mai 2016 insiste sur le fait que « le contrôle parlementaire s’est vite imposé comme un élément de la légitimité de cette période d’exception », avec pour objectif de « mettre à la disposition de chacun des données complètes qui permettent de saisir l’état d’urgence et de substituer une évaluation aussi complète que possible aux angoisses et aux fantasmes ».

Dans cette perspective, la loi du 20 novembre 2015 a institué, à l’initiative de M. Jean-Jacques Urvoas, à l’époque président de la commission des lois de l’Assemblé nationale un dispositif de contrôle et d’évaluation parlementaire des mesures relevant de l’état d’urgence.

Le site de l’Assemblée nationale1 précise qu’une « veille continue […] pour un contrôle effectif et permanent de la mise en oeuvre de l’état d’urgence » doit s’appuyer sur « des indicateurs actualisés chaque semaine pour recenser les mesures exceptionnelles permises par l’état d’urgence telles que, par exemple, les assignations à résidence, perquisitions, remises d’armes, interdictions de circuler, dissolutions d’associations, fermetures d’établissement ou interdictions de sites internet. Les suites administratives et judiciaires de ces mesures ainsi que les recours formés à leur encontre seront également recensés. »

Il s’avère que les données publiées dans ce cadre sont lacunaires et/ou insuffisamment précises pour atteindre l’objectif affiché de permettre un contrôle objectif des effets de l’état d’urgence et assurer un possible contrôle par la société civile. Nous notons que les suites données, sur le plan judiciaire ou contentieux, aux actions conduites dans le cadre de l’état d’urgence sont très peu explicitées. Il en va ainsi en particulier du fondement des poursuites, du sort judiciaire réservé aux intéressés en termes de statut procédural, de mesures de contrainte ou des condamnations prononcées.

Or, comme le rappelait le rapport annuel de la Commission des lois présenté en décembre 2016 par les deux rapporteurs, messieurs les députés Raimbourg et Poisson : « publié sur le site internet de l’Assemblée nationale, le recensement statistique des mesures administratives et des suites judiciaires auxquelles elles donnent lieu est encore aujourd’hui le seul pôle de diffusion régulière de données accessible au public. »2

Nous déplorons donc la granularité insuffisante (dans le temps et dans l’espace) des chiffres communiqués, dans un format non conforme aux standards des données ouvertes, ne correspondant pas à l’ambition initiale formulée par la Commission des Lois de l’Assemblée Nationale. Ne sont notamment par rendues publiques les données pour chaque type de mesures par département, voire par commune, alors même que les différents rapports « Raimbourg-Poisson » du contrôle parlementaire contiennent des cartes détaillant géographiquement les mesures (par exemple les contrôles d’identité sur réquisition du préfet).

Par ailleurs, les données disponibles ne sont pas agrégées dans un document unique qui réunirait l’ensemble des données à disposition du public sur la totalité d’application de l’état d’urgence depuis novembre 2015. Les associations signataires rappellent que la France a accueilli en décembre 2016 le sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert (Open Government Partnership). A cette occasion, le Président de la République a souligné que « l’ouverture des données publiques est devenue un principe, elle concerne tous les secteurs de l’action gouvernementale. » En la matière, qu’il s’agisse d’évaluer, d’analyser, de comprendre ou – c’est aussi le rôle de la société civile – de demander des comptes, la mise à disposition des données concernant l’état d’urgence nous semble indispensable.

Enfin, les associations signataires rappellent ici qu’aux termes des dispositions de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), une obligation positive pèse sur les autorités internes de collecte et de diffusion d’informations lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice du droit à la liberté d’expression, en particulier la liberté de recevoir et de communiquer des informations. Dans le cas présent, les droits en jeu sont primordiaux du point de vue de la CEDH. La démarche d’information dans la perspective de laquelle la présente demande est effectuée concerne d’évidence un sujet d’intérêt public légitime, ainsi qu’il résulte des termes mêmes des déclarations gouvernementales et parlementaires concernant la transparence devant entourer la mise en oeuvre de l’état d’urgence. En conséquence, le refus de faire droit à leur demande entraverait leur contribution à un débat public sur une question d’intérêt général, et constituerait une ingérence injustifiée au droit qu’elles tiennent de l’article 10 de la CEDH.

Les associations vous demandent donc de leur communiquer, dans les plus brefs délais et sous un format clair et réutilisable, les données statistiques complètes (couvrant la période 2015-2017) telles que précisées en annexe à ce courrier.

Il est du devoir du gouvernement de terminer son mandat en laissant au peuple un bilan précis et chiffré de la mise en oeuvre de l’état d’urgence, afin que puisse s’exercer le contrôle démocratique effectif et éclairé ambitionné par les pouvoirs publics français.

Convaincu que vous mesurerez pleinement l’importance de notre démarche au regard du fonctionnement démocratique de nos institutions, nous vous prions, Monsieur le Premier ministre, d’agréer l’expression notre haute considération.

Organisations signataires : Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France), Action Droits des Musulmans, Le Club Droits, Justice et Sécurités (DJS), Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF), Human Rights Watch, La Quadrature du Net, Ligue des Droits de l’Homme (LDH-France), Observatoire International des Prisons (OIP), Syndicat de la Magistrature.

1 Commission des lois, « Contrôle parlementaire de l’état d’urgence par la Commission des lois », site de l’Assemblée nationale.

2. Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson, « Rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence », Commission de Lois de l’Assemblée nationale, décembre 2017.

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