Free cookie consent management tool by TermsFeed

En prison, «le principal facteur de violence, c’est le manque de recul»

Pour ce surveillant en poste depuis trente ans, les violences de surveillants tiennent avant tout au mauvais état d'esprit général et au défaut de formation du personnel sur les questions de déontologie. Il pointe la politique de recrutement de l'administration et sa passivité face à ce type de dérive. Entretien.

Comment expliquer que des surveillants en viennent à commettre des violences sur les personnes dont ils ont la garde ?

En prison, on a un véritable terreau pour que les mauvais comportements germent, de tous les côtés : l’opacité, le fait qu’on ne soit pas vu du monde extérieur, cette pres­sion systématique des détenus sur les per­sonnels… C’est un métier compliqué. On a la garde de gens qui ne sont pas toujours simples à gérer : certains sont insuppor­tables et ne respectent rien. Les surveillants se sentent démunis parce qu’ils se disent : « Comment lutter contre quelqu’un qui ne respecte rien quand moi je dois me plier à tout un tas de règles ? » Ils pensent que c’est perdu d’avance. Alors parfois certains adoptent le même comportement que les personnes qu’ils ont à gérer, s’ils mentent ils mentent, s’ils trichent ils trichent. Les comportements se reflètent.

La situation de violence qui nous est le plus fréquemment rapportée est celle de l’altercation qui dégénère. Qu’est-ce qui fait que ça « dérape » ?

D’abord, il faut avoir en tête que tout n’est pas tout noir ou tout blanc. C’est compli­qué, on est dans le monde du mensonge et de la manipulation. Trouver la vérité dans tout ça, ce n’est pas toujours simple. Après, je pense que le principal facteur de violence, c’est le manque de recul. Il arrive que les surveillants soient à bout et n’aient pas du tout l’envie ou les moyens d’apaiser la situation. Face à des détenus qui peuvent être insultants ou menaçants, si on s’im­plique émotionnellement, la pression monte. On va d’abord avoir des paroles qui peuvent être violentes, du type « ferme ta gueule ». Puis on va au-delà de la parole, et il peut y avoir des gestes qui font mal, parfois par vengeance, en tout cas pas pour maîtriser la personne. Et quand vous faites mal à quelqu’un, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il se soumette toujours sans rien dire ! Il peut y avoir des réactions, et alors c’est l’escalade.

Des cadres pénitentiaires mettent en cause le profil de certains surveillants, peu tournés vers le dialogue…

Il y en a beaucoup qui viennent pour faire de la sécurité avant tout. C’est d’ailleurs pour ça qu’on les embauche : on ne leur demande pas de faire autre chose que de la sécurité. La bienveillance, c’est un gros mot en prison. L’empathie aussi. Les déte­nus sont gérés beaucoup par la contrainte. Mais les personnels aussi : il y a une espèce de reproduction de la gestion des détenus sur les personnels. La hiérarchie est rare­ment bienveillante avec ses agents, même parfois maltraitante je trouve, que ce soit au niveau des directions interrégionales ou de la direction de l’administration péniten­tiaire. Je ressens même quelque part un mépris des personnels en uniforme. C’est aussi ce qui fait, je pense, que ce n’est pas un métier épanouissant : les surveillants sont insuffisamment reconnus, impliqués et entendus.

Entre usage de la force légitime et illégi­time, où se situe le curseur à votre avis ?

Après près de trente ans dans la pénitentiaire, je suis peut-être imprégné de la culture : je n’ai aucune difficulté avec l’usage de la force. Je peux un jour aller réconforter un détenu qui en a besoin, parler avec lui, et le lendemain utiliser la force pour le maîtriser et le contenir si c’est nécessaire. Mais je ne vais pas me battre avec lui juste parce qu’il m’a énervé : ça, ça n’a rien à faire là. J’ai toujours essayé de respecter les gens sur lesquels j’intervenais, je n’ai jamais donné le bâton. Par exemple, je considère que le vouvoiement, c’est le début du reste. Il y a une distance à mettre, nous ne sommes pas potes. Et puis on doit le respect aux détenus, et ça commence par ça. Pourtant, ça se tutoie partout en détention. Et les jeunes qui arrivent font comme tout le monde, de peur d’être ridicules s’ils vouvoient les gars… On commence avec un léger manque de respect, un tutoiement qui s’installe, et ensuite les mots deviennent plus durs, et on passe aux gestes.

Qu’est-ce qui permettrait de prévenir cela, selon vous ?

Je crois beaucoup à la formation et à l’analyse de la pratique, au fait d’expliquer aux gens qui débutent que l’on n’est pas obligé d’avoir une attitude crispée, que l’on peut être surveillant en ayant de l’humour, en étant aimable et souriant avec les détenus. Que l’on peut être ferme sans être agressif. Il faudrait leur apprendre à prendre du recul pour qu’ils se préservent eux aussi, car nerveusement c’est un métier qui fait beaucoup de mal.

Ce n’est pas ce que l’on apprend à l’École nationale de l’administration pénitentiaire ?

À mon époque, la formation n’était pas du tout axée sur l’éthique. Dès le premier jour, on vous expliquait qu’il y a ce qu’on dit à l’école et ce qui se passe sur le terrain. On ne m’a jamais parlé de l’état d’esprit à adopter lors d’une intervention : on m’a parlé de techniques de maîtrise, de clés, etc., mais jamais d’état d’esprit. Quelqu’un peut avoir des qualités professionnelles, connaître la réglementation, les procédures… si l’état d’esprit n’est pas le bon, on n’est pas à l’abri d’un dérapage.

En dehors de la formation initiale des surveillants, est-ce que des mesures sont prises au niveau institutionnel ?

J’ai vu de temps en temps des groupes de travail se former au sein des directions interrégionales ou des établissements. Mais généralement, ça dure trois mois et puis ça tombe à l’eau. Pour que ça aboutisse, il faudrait donner des outils aux agents qui veulent s’emparer de la question. Tout cela passe par de la formation. Sauf qu’il y en a peu chez les surveillants, car à chaque fois que quelqu’un part se former, ça veut dire un surveillant de moins dans les coursives. Partout, on manque de ressources. Dans tous les établissements, les surveillants font beaucoup, beaucoup trop d’heures supplémentaires. Ils travaillent énormément, ils vivent entre eux à cause des contraintes horaires du métier… Et moi ce que je vois, ce sont des personnels qui ne s’épanouissent pas dans leur travail et qui ressassent toute cette agressivité qu’ils reçoivent. C’est pour cela que l’on a du mal à recruter. Prenez une personne qui veut faire de la sécurité, qui passe le concours de la police, de la douane, de la gendarmerie et de la pénitentiaire. En admettant qu’elle ait les quatre, elle ne prendra jamais la pénitentiaire. Pourquoi ? Parce que l’image de marque n’est pas terrible. Quel est le regard de la société sur le surveillant pénitentiaire ? Un regard de pitié : « Oh là là ! Je ne pourrais pas faire ce qu’ils font. » C’est loin d’être positif.

Dans de nombreuses affaires, on constate que des surveillants qui n’ont pas eux-mêmes participé aux violences n’hésitent pas à mentir pour protéger la personne mise en cause. Comment expliquer cette tendance à « faire corps » ?

Pour supporter l’insupportable, il faut se serrer les coudes. Dans les situations de crise, les interventions difficiles (par exemple quand un gars a une lame de rasoir) ou en cas d’agression, il faut vraiment pouvoir faire confiance à son collègue. Le problème, c’est que cet esprit de corps peut se transformer en omerta. On ne parle pas des choses qui pourraient déranger. Et puis il y a des pressions, des menaces, des mises à l’écart. Il faut dire que l’institution ne nous incite pas non plus à réagir. Des personnels qui ont dérapé, parfois même des gradés, sont juste déplacés sans être sanctionnés. Quand on est surveillant et que l’on voit ça, on se dit : « Voilà, pour l’administration, ce qui s’est passé ne compte pas. » Et que l’on n’a en fait qu’une seule option : se tenir à distance de ce type d’agissements et se taire.

Propos recueillis par Laure Anelli