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Itinéraire carcéral d’un « terro »

Condamné en 2014 dans le cadre d’une affaire de terrorisme et incarcéré, Julien passe trois ans à l’isolement avant de rejoindre la détention normale. Envoyé au quartier d’évaluation de la radicalisation de Vendin-le-Vieil, il est finalement placé au quartier de prévention de la radicalisation de Condé-sur-Sarthe. En 2019, il est libéré, sans véritable accompagnement, mais avec plusieurs mesures de sûreté.

J’ai été placé en détention provisoire en novembre 2010 pour association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste : j’avais tenté de me rendre en Afghanistan et facilité le départ sur zone de certaines personnes – c’était un projet commun, on s’était entraidés. J’ai passé vingt mois à Fresnes en détention ordinaire : il n’y avait pas encore les quartiers dédiés et tout ça. Ils nous mettaient seuls en cellule et essayaient de nous séparer dans les étages, on n’avait pas le droit de travailler, et on avait une fouille de cellule deux fois par mois.

En juillet 2012, je suis sorti sous contrôle judiciaire dans l’attente de mon procès. Je devais signer deux fois par semaine au commissariat de Marseille. Mon jugement était en février 2014. Je ne suis pas allé au délibéré, j’ai pris sept ans. Dès mon incarcération en avril, j’ai été placé à l’isolement. Au total, j’ai passé trois ans au QI [quartier isolement]. C’était la période des attentats du Bataclan, la mesure d’isolement était systématiquement renouvelée, avec quasiment toujours le même motif. Parfois ils faisaient un copier-coller, parfois ils changeaient un peu : le « contexte national », un tag sur le mur, un sac poubelle dans le parloir… des fautes de droit commun, dont ils se servaient pour m’isoler.

En février 2017, j’ai rejoint la détention ordinaire à Liancourt, et j’ai pu travailler à l’atelier. Ça se passait bien, jusqu’à ce que le permis de visite de mon épouse soit suspendu, puis annulé à la suite d’un incident. J’ai engagé un recours et en attendant, j’ai fait en sorte d’être transféré dans l’espoir de récupérer mon permis dans un autre établissement – sans être violent, mais plus ou moins menaçant, provoquant. Ça a marché, ils m’ont mis au QER [quartier d’évaluation de la radicalisation] de Vendin-le-Vieil. Mais ils n’ont pas rétabli mon permis de visite – pourtant, je viens tout juste d’apprendre que la sanction avait été jugée disproportionnée par le tribunal. J’étais donc plus ou moins “en guerre” avec l’administration pénitentiaire et je le faisais sentir aux surveillants, alors ça s’est assez mal passé.

Au QER

J’étais seul en cellule. Le QER n’était pas complet, j’étais dans un groupe de trois. Donc pendant quatre mois, je n’ai fréquenté que deux personnes, toujours les mêmes. On avait une heure de promenade le matin, une heure l’après-midi, et une heure de sport en salle plusieurs fois par semaine. En prison, chaque petit truc de confort, c’est du luxe. Au QER, ils nous ont tout enlevé : pas de console, pas d’ordi. On n’avait que la télé, et droit à seulement cinq livres en cellule – comme on a tous le Coran, ça fait plus que quatre. Une fourchette, un couteau, une cuillère, une assiette, une seule ! Pas le droit à notre literie personnelle, on se retrouve avec les draps tout secs et tout sales de la prison. Pas d’activités. Si, on a eu médiation animale, mais tout ça c’est sous caméra, donc c’est toujours prétexte à analyser : « Pourquoi il y va, pourquoi il n’y va pas ? » Tout est espionné : ce qu’on lit, ce qu’on fait… Chaque fait et geste est interprété, et parfois ça donne lieu à des notes.

Pendant les quatre mois passés au QER, on voyait chaque semaine le binôme de soutien, donc un éducateur et un psy. Le CPIP [conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation], je ne l’ai vu qu’une fois : un jour, pour protester, j’ai refusé de voir le psy, après le CPIP ne m’a plus rappelé. Je lui ai écrit pour qu’il me reçoive, puisqu’il devait faire un rapport d’évaluation sur moi, mais il a dit qu’un entretien suffisait : il a fait son analyse en une rencontre. Le binôme, lui, il a son programme. On parle de la famille, on répond à des questionnaires, des trucs de psy quoi. Les psys ont été assez corrects, à la fin ils nous ont lu la synthèse, mais pas tous les détails. Moi ça ne m’a rien apporté. J’ai certaines opinions, je ne me suis jamais caché. Je demandais toujours à ce qu’on me donne ma chance en détention normale, parce que je n’étais pas prosélyte. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai passé trois ans à l’isolement, je savais que ce n’était pas la chose à faire !

À la fin de l’évaluation, ils ont préconisé de m’envoyer en QPR [quartier de prise en charge de la radicalisation], alors qu’à Liancourt, j’avais enfin rejoint la détention normale… Il fallait bien qu’ils remplissent leur QPR ! Ils le justifiaient avec le fait que j’ai eu un rapport d’incident au QER, parce que je les avais insultés. Après, le Japat [ juge de l’application des peines anti-terroriste] s’est servi de cette synthèse pour évaluer ma demande d’aménagement de peine. Il a fait appel à une commission de sûreté qui a complètement transformé ce que les psy avaient dit dans leur conclusion. Mais ça, je ne l’ai compris que lorsque j’ai pu lire l’évaluation en entier, en arrivant au QPR, parce qu’un détenu s’était battu pour avoir accès à cette synthèse, alors après on a tous pu y avoir accès.

Au QPR

Je suis arrivé au QPR de Condé à l’ouverture, parmi les premiers. Le QPR, certains le vivent mal, d’autres le vivent mieux. Moi, j’ai connu l’isolement et le QER. Alors au QPR, j’étais satisfait. J’ai apprécié à cause des UVF [unités de vie familiale] : on en avait deux par mois, c’est un luxe de fou ! Ceux qui n’avaient pas de visite ne voyaient pas l’intérêt d’être en QPR, c’est sûr. Et puis comme je suis arrivé le premier, j’étais le premier sur la liste du travail, j’ai eu le poste d’auxi. C’est un privilège, parce qu’on travaille tous les jours, donc on est mieux payé que ceux qui sont à l’atelier. Ça se passait bien, les surveillants étaient corrects – à part les Élac [équipes locales d’appui et de contrôle]. Eux, ils sont toujours un peu violents, c’est les gros bras de la prison, et ils te mettent tout nu pour la fouille. En détention normale, il y a des détenus qui arrivent à s’imposer un peu auprès des surveillants et à refuser qu’on leur baisse le caleçon. Eux, ça doit leur faire bizarre de se retrouver au QPR : là, il n’y a pas de négociation possible. On n’a pas le choix, c’est soit ça, soit le mitard, où on va te mettre tout nu de force. En plus, on était palpé à chaque sortie de cellule, de cabine, de promenade… à l’entrée et à la sortie de tout, en fait. Et il y a toujours des surveillants qui remontent un peu trop haut pour te palper les parties intimes. J’en ai fait, des mots pour demander : « Est-ce que vous pouvez éviter de toucher nos testicules quand vous remontez ? » Ils m’ont catalogué procédurier, ça ressort même dans ma synthèse QPR. Mais au moins, là-bas, on était entendu : on écrit, on a une réponse, on a un récépissé. Ce n’est pas le cas dans toutes les prisons.

Donc au début, de mon point de vue, c’était bien. On avait le strict minimum, mais c’était bien. On avait nos UVF, donc on participait : on allait aux entretiens avec les psy, à la bibliothèque avec les CPIP, etc. Tout était un moyen de nous évaluer, on en était conscient. Les entretiens avec le binôme de soutien n’étaient pas obligatoires, mais si on veut sortir du QPR et rejoindre la détention normale, ce qui est quand même le mieux, on joue le jeu. Au QPR, ils analysent tout : pour eux chaque changement est suspect. Par exemple, il y avait deux ou trois mecs qui avaient les cheveux longs en arrivant, et presque au même moment, ils les ont coupés ou se sont rasé la tête, par goût, enfin je ne sais pas mais ça n’avait rien de religieux. Un gradé en attrape un et lui dit : « Je vois que vous avez une trace de prière, vous priez beaucoup, vous vous êtes rasé les cheveux, vous vous habillez en blanc… Vous ne préparez pas quelque chose ? » C’est beaucoup de parano, de déductions erronées de la part de certains surveillants. Ils nous catégorisent, ils nous mettent dans des cases. Mais pour moi, le but premier du QPR, c’est de nous isoler. Et accessoirement de nous analyser, de nous observer. Et ça marche, ils nous isolent bien. Créneau parloir spécial. Dès qu’on est déplacés, ils bloquent toute la prison. Moi ça ne me dérange pas forcément d’être avec des gens avec lesquels on a les mêmes centres d’intérêt, ça m’arrange même, parce que parler de shit, de foot, de business, ça ne m’intéresse pas, ça me fatigue, même. Donc ça me convenait.

Après l’attentat

Juste après l’attentat, on a passé vingt jours sans sortir de la cellule. Les Éris [équipes régionales d’intervention et de sécurité] venaient nous distribuer à manger. On n’avait pas de téléphone ; la cabine, on l’a eue trois fois cinq minutes, avec l’Éris qui chronométrait à côté. Ça a duré jusqu’à la fin de la grève des surveillants. Quand ils ont repris le travail, ils étaient moins cool – normal, ils se disaient : « En fait, du jour au lendemain ils peuvent nous planter… » L’ambiance, qui était plutôt bonne au début, s’est durcie, des deux côtés. Notamment parce que pour venir au parloir, les femmes devaient désormais se découvrir en public devant des hommes et être palpées. On a essayé d’être dans la communication, on a fait une lettre commune dans laquelle on disait « on comprend qu’il y ait un renforcement des mesures de sécurité, on vous demande juste de réfléchir à mettre un petit rideau pour qu’elles puissent se dévoiler dans le respect de leurs convictions religieuses ». Ça nous a été refusé catégoriquement. Alors on a décidé de boycotter toutes les activités psy, les ateliers droits de l’homme machin… On leur a mis des bâtons dans les roues pour nous analyser. Ça a créé des petites dissensions entre détenus, certains avaient peur des retombées. Ça a un peu cassé notre esprit de groupe, même si la majorité était pour le boycott. Certains prenaient vraiment à coeur le fait de boycotter, pour nous, pour nos familles, et aussi pour les prochains qui viendraient. À la fin on a réussi à s’entendre, ça a été long, mais c’est quand même beau de voir qu’on a réussi. On était une sorte de communauté assez solidaire.

À la sortie, difficile réinsertion

Les CPIP étaient vraiment bien, c’était des volontaires, mais le mien a fini par partir, il n’a pas pu vraiment préparer ma sortie. De toute façon, l’aménagement, je n’y croyais pas. Je suis sorti en août 2019, en sortie sèche. Depuis, je suis surtout concentré sur ma vie de famille, avec ma femme, que j’ai rencontrée pendant mon incarcération, et mes deux enfants. J’ai trois mesures de suivi (lire page 46) : Micas [mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance] – qui a déjà été renouvelée une fois parce qu’il n’y a pas besoin de motif pour un premier renouvellement –, Fijait [fichier des auteurs d’infractions terroristes] – qui m’oblige à déclarer mon domicile tous les trois mois pendant dix ans – et surveillance judiciaire. Je suis assigné à résidence et je dois pointer tous les jours au commissariat à 17h. Un jour en m’y rendant, j’ai grillé un feu orange. J’étais suivi, ils m’ont arrêté, mis en garde à vue avec un rappel à la loi parce que je n’ai « pas pris le trajet le plus direct » : au lieu de passer par la voie rapide, j’étais passé dans le centre-ville, c’est quasiment la même distance, mais peut-être que ça rallonge un peu. Sur le sauf-conduit (puisque je dois sortir de la ville où je suis assigné à résidence pour aller pointer au commissariat de la ville d’à côté) il est écrit que je dois revenir « immédiatement », pas qu’il faut prendre le trajet le plus direct… Pour aller à mes rendez-vous avec le CPIP, je dois demander une autorisation car c’est dans une autre ville. La dernière fois, j’ai oublié. Je ne sais pas encore si le procureur va me poursuivre pour non-respect de la Micas… J’ai aussi une surveillance judiciaire sur le temps de mes remises de peine, dix-huit mois. Je suis suivi par le CPIP, que je vois tous les mois, et par le JAP [ juge de l’application des peines]. J’avais trouvé un employeur, pour travailler sur les chantiers. Sauf qu’avec la Micas, finalement il ne veut pas me prendre : avec l’obligation de pointer tous les jours à 17h et l’interdiction de sortir de la commune, ce n’est pas possible. C’est un peu dur de chercher un emploi quand on est limité à une petite ville de banlieue.

Depuis cet entretien, réalisé en février 2020, la situation de Julien a évolué. La Micas dont il faisait l’objet n’a, à l’issue des six mois, pas été renouvelée faute de nouveaux éléments. Il a pu trouver un emploi dans sa commune, par le biais d’une structure d’insertion par l’activité économique. Il travaille sur des chantiers et a passé des tests pour une formation dans l’informatique.

Recueilli par Laure Anelli

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