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« Il n’y aura pas de retour en arrière »

Pour le juriste Olivier Cahn, chercheur affilié au Cesdip-CNRS*, il y a tout lieu de craindre que le dispositif exceptionnel mis en place pour les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) soit partiellement pérennisé. Analysant les ressorts de la dérive sécuritaire actuelle, il souligne que le pouvoir politique a abdiqué son rôle de contrepoids face aux exigences des forces de l’ordre.

Dans quelle tendance longue s’inscrit le dispositif sécuritaire mis en place pour les JOP ? Et comment s’articule-t-il avec toutes les mesures adoptées dans le passé à titre « provisoire », qui sont finalement passées dans le droit commun ?

Juridiquement, les mesures dérogatoires que l’on connaît aujourd’hui dans le cadre de l’organisation des JOP s’inscrivent dans le cadre du code de la sécurité intérieure adopté en 2010, dont les « grands événements » forment une catégorie particulière. À l’échelle européenne, des dispositifs sécuritaires pérennes ont été mis en place depuis les années 2000 pour gérer ce genre de manifestations sportives, de sommets internationaux ou autres, y compris en matière de coopération policière et judiciaire.

Ce qui pose problème, à mes yeux, ce n’est pas tant le dispositif mis en place pour les JOP, événement exceptionnel dans un contexte lui aussi très exceptionnel, mais plutôt ce qu’il en restera : l’expérience, notamment depuis 2015 avec l’état d’urgence et la loi Silt, montre qu’il n’y a pas de retour en arrière, si bien que l’exceptionnalité devient une notion toute relative. L’événement crée la dérogation, mais la dérogation ne disparaît pas quand l’événement cesse, au contraire : peut-être sous des formes un peu mieux encadrées juridiquement, elle est intégrée au droit commun, à la disposition des autorités.

On peut donc former l’hypothèse que ce qui se met en place pour les JOP connaisse ensuite une forme de pérennité, pour encadrer d’autres événements sportifs ou bien des événements politiques, récréatifs, etc. – simplement  parce que l’on aura considéré que « cela marche bien », que le dispositif a évité des attaques terroristes, des mouvements de foule, des bagarres entre supporters… C’est un argument extrêmement performatif, parce que l’on ne saura jamais s’il se serait passé quelque chose autrement. Mais c’est bien cette logique qui permet de pérenniser des dispositifs justifiés au départ par un événement très particulier.

Concrètement, je n’imagine pas que les mesures les plus exceptionnelles soient conservées, mais je ne serais pas du tout surpris que l’on retienne, par exemple, ce double périmètre permettant un filtrage étendu au-delà des enceintes sportives. Qui se soucie véritablement du devenir des données collectées, susceptibles d’être gardées très longtemps et d’être utilisées dans des fichiers ? De même, je ne crois pas un seul instant que l’utilisation des algorithmes couplée aux caméras n’en restera qu’à la phase « expérimentale » : on est là dans quelque chose que l’on connaît très bien en matière sécuritaire, qui consiste à arguer du caractère expérimental pour faire passer la pilule – et puis à l’expiration du délai d’expérimentation, on fait passer une petite disposition dans une loi qui tombe à point nommé, de sorte que cela devient définitif.

L’exemple de la vidéosurveillance illustre très bien ce côté performatif de l’argument « cela marche bien », toujours utilisé alors même que les résultats « promis » ne sont jamais au rendez-vous…

Oui, cette rhétorique de légitimation est très adaptable. Au départ, le discours justifiant la vidéosurveillance parle de prévenir la commission d’infractions. Mais toute une série de travaux convergents montre que l’effet dissuasif est finalement assez limité, alors le discours change : on va dire que c’est très utile pour faciliter non plus le travail de police administrative mais celui de police judiciaire, à savoir l’identification et l’interpellation des auteurs d’infractions. Et ce nouveau discours, présenté avec une forme d’évidence et reçu comme étant à peu près acceptable, permet de contourner une réalité contraire. Car les travaux les plus aboutis, menés actuellement en Isère, établissent bien qu’entre les vidéos difficilement exploitables, les  agents qui oublient de les saisir dans les délais, etc., l’utilité de la vidéosurveillance est relativement marginale même en termes de police judiciaire.

Dans les expériences passées, comment des atteintes aux libertés présentées comme provisoires sont-elles finalement acceptées et pérennisées ?

Cela passe largement par le fait accompli et la faiblesse des autorités de contrôle. On peut citer la Cnil [Commission nationale de l’informatique et des libertés] sur les caméras individuelles des forces de l’ordre, par exemple : au départ, la Cnil accepte que les forces de l’ordre en soient équipées à condition que l’agent qui filme n’ait pas lui-même accès aux images, pour qu’il ne puisse pas sélectionner ou exclure celles qui l’arrangent. Et puis, avec la loi sur la sécurité globale, la Cnil change son fusil d’épaule et admet que l’agent qui enregistre puisse lui-même visionner et faire la sélection, en arguant que les dispositifs d’enregistrement permettront au juge de s’assurer que les images n’ont pas été trafiquées. Encore faudrait-il que le juge prenne le temps de vérifier… D’autant que si les images ont été trafiquées, on peut toujours les faire disparaître au prétexte d’une « erreur de manipulation » : on n’a plus les images, mais heureusement, il reste le procès-verbal… On constate ainsi depuis des années que les institutions de contrôle, que ce soit le Conseil constitutionnel, le juge ou les autorités administratives indépendantes, adaptent elles-mêmes leur niveau d’exigence, dans cette logique qui rappelle Jacques Ellul[1] : ce qui est technologiquement possible deviendra inévitablement légal, donc on organise un contrôle apparent, mais de moins en moins performant, exigeant.

C’est une tendance que l’on retrouve dans d’autres pays ? 

Tout dépend de la qualité de la culture démocratique, et tout particulièrement de la culture d’indépendance des juges. La Cour fédérale constitutionnelle allemande, créée après la Seconde guerre mondiale, a produit une jurisprudence extrêmement exigeante en matière de protection de la dignité humaine, dont elle fait une interprétation extensive qui n’a pas d’équivalent en France. Au Royaume-Uni, des juges comme Lord Bingham ou Lord Hoffmann se sont révoltés contre certaines dérives de l’exécutif, notamment en matière d’anti-terrorisme. Cela, on ne l’a pas encore connu en France.

Quels autres facteurs contribuent à légitimer le durcissement permanent des politiques sécuritaires ? 

Je crois qu’il y a trois facteurs qui se combinent. Le premier, c’est une forme de faiblesse du politique. Les travaux d’Andrea Kretschmann ont bien montré que les forces de l’ordre ont des aspirations, des demandes articulées et parfaitement légitimes de leur point de vue : quand votre travail est d’interpeller les auteurs d’infractions, il est logique de revendiquer les moyens juridiques et technologiques de le faire. Mais dans un État de droit, cette revendication est théoriquement contrebalancée par le pouvoir politique, qui doit assurer un équilibre entre efficacité répressive et garantie des droits fondamentaux. C’est une idée que l’on retrouve chez Patrick Wachsmann : toute administration propose des textes visant à faciliter l’exercice de sa mission, mais si cette administration est chapeautée par un politique, c’est justement pour qu’il arbitre au regard d’un équilibre global. Même d’anciens ministres de l’Intérieur peu soupçonnables de laxisme considéraient cela comme faisant partie intégrante de leur travail.

Or ce que l’on constate ces dernières années, et les mandats de Macron sont une forme d’aboutissement en la matière, c’est qu’il n’y a plus véritablement de contrepoids politique aux demandes des services de police. Entre la loi sécurité globale, la loi sécurité intérieure, etc., on a une loi tous les ans, et à chaque fois les syndicats de police obtiennent un peu plus satisfaction de leurs revendications – jusqu’à obtenir que les violences contre les policiers ne soient plus réprimées de la même manière que les  violences qu’ils commettent. Ils n’ont même plus à faire de lobbying, on leur demande ce dont ils ont besoin ! Les JOP ne sont qu’une manifestation exacerbée de cette tendance du politique à se mettre au service de l’institution policière. Bien sûr, on ne connaît pas le contenu des discussions à huis clos, mais pour ce que l’on en sait, la seule chose qui a été refusée à l’autorité préfectorale pour la sécurité des JOP, c’est le déménagement des bouquinistes – et encore, après bien des tergiversations…

Le deuxième facteur, c’est que l’on est à un moment très particulier de l’histoire où le vieux rêve policier du contrôle technologique des populations, qui jusqu’à présent relevait de la science fiction, semble aujourd’hui réalisable. Ce qui nous protège pour l’instant, c’est essentiellement l’incapacité à ce jour de traiter une somme d’informations aussi importante. On en revient donc à cette question : dès lors que l’État doit garantir la sécurité, tout ce qui est technologiquement réalisable doit-il être légalisé ?

Le dernier facteur, c’est probablement une sorte d’accoutumance à la démocratie libérale, qui fait que tout le monde a oublié ce que c’est de vivre dans un régime de police. La vigilance s’est émoussée quant au droit à la sûreté, c’est-à-dire l’obligation pour l’État de garantir le droit à la sécurité, certes, mais aussi de protéger les libertés fondamentales contre les ingérences indues. Il est d’ailleurs compliqué de reprocher aux forces de police de stocker des données personnelles à des fins de sécurité collective quand les gens en livrent spontanément des tonnes à des entreprises commerciales dont c’est le modèle économique, sans se soucier de ce qui va en être fait…

Cela dit, je ne pense pas que l’effet cliquet soit irrémédiable. On l’a vu en 1981 : les gouvernements étaient allés tellement loin en matière sécuritaire depuis 1970 qu’à un moment, les gens ont voté pour que soient abrogés un certain nombre de dispositifs. Le contexte n’est bien sûr plus le même, mais je n’exclus pas que l’on arrive un jour à restaurer ce qui devrait être le fonctionnement normal d’un État de droit, avec un ministre de l’Intérieur capable de reprendre en main son administration. D’ailleurs on a pu voir en Pologne, au Brésil ou ailleurs que l’expérience illibérale reste malgré tout une expérience démocratique, qui peut être renversée. La protection des droits fondamentaux n’est jamais un cri unanime de toute la population, elle repose sur de petites structures fermes sur les principes : associations, universitaires… Tant qu’elles ne désarment pas, les conditions d’un retournement de tendance continuent d’exister.

Pourriez-vous nous expliquer en quoi cet abandon de tout contrepoids politique face aux demandes des forces de sécurité va de pair, pour vous, avec un transfert de responsabilité ?

D’un côté le politique se met au service du policier, mais la contrepartie, c’est qu’il lui délègue la responsabilité d’éventuels incidents. De ce point de vue aussi, l’organisation de la sécurité des JOP est très révélatrice : toutes ces mesures ont été présentées par Laurent Nuñez et non par Gérald Darmanin, si ce n’est quand le ministre était auditionné par la Commission des lois. Celui qui assume publiquement le dispositif mis en œuvre, c’est Laurent Nuñez, de sorte que s’il se passe quelque chose, le responsable, c’est lui.

C’est assez typique, on voit la même chose en matière de manifestation : le ministre de l’Intérieur n’assume pas ce que la loi lui impose, à savoir que l’on ne peut pas interdire une manifestation, sauf s’il y a des raisons objectives de penser qu’elles vont créer un trouble grave à l’ordre public. Après le 7 octobre, il déclare qu’il interdit toutes les manifestations pro-palestiniennes – ce qui est parfaitement illégal, il le sait. Mais dès lors, les préfets interdisent toutes les manifestations, et la responsabilité de les autoriser passe au juge administratif, qui sera en première ligne s’il y a des incidents. On en arrive à ce scénario grotesque où tous les samedis, le préfet des Alpes-Maritimes interdit la manifestation deux ou trois heures avant, puis un référé-suspension suspend in extremis l’interdiction. En fin de compte, c’est le juge administratif de Nice qui assume la responsabilité de la manifestation – quand  bien même l’absence de tout incident confirme qu’il n’y a aucune raison de l’interdire. C’est une sorte d’institutionnalisation de la responsabilité du lampiste.

Quel rôle joue le discours sur la menace, l’insécurité, dans la légitimation des politiques sécuritaires ? Plus personne ne semble rappeler que le risque zéro n’existe pas ?

S’agissant des JOP, il me semble tout de même que la menace est réelle, il ne faut pas la négliger. Je crois qu’il y a de de vrais risques d’attentats, de mouvements sociaux violents, etc. Mais il n’en reste pas moins que plus largement, l’instrumentalisation du discours sur l’insécurité a en effet fait le lit d’une acceptation collective des mesures sécuritaires. Toutes les études sérieuses ont beau démontré que le sentiment d’insécurité est sans corrélation avec la réalité, ce discours continue d’orienter les choix politiques de nombreuses personnes, avec des effets concrets sur l’évolution de la démocratie. Il y a une responsabilité politique énorme à cet égard, que l’on peut situer autour de 1986, quand se cristallise ce discours de la droite française disant : « La gauche française c’est le laxisme, et la sécurité c’est nous. » À partir de là, cela devient un argument politique majeur.

Quant au discours sur l’impossibilité de parvenir au risque zéro, il existe toujours, mais il est contourné avec l’argument que tout de même, avec un certain nombre de moyens technologiques et de dispositifs sécuritaires, on peut très sérieusement réduire ce risque – et dès lors, devrait-on s’en passer ?

Ces analyses s’appliquent-elles à la politique pénale et à ses conséquences pénitentiaires ?

Il suffit de voir le lien qui est fait entre les JOP et les plans « délinquances zéro » qui sont mis en place depuis 2022, ou encore les opérations « place nette XXL » –  avec à la clé de nombreuses interpellations, condamnations et incarcérations. La circulaire du ministère de la Justice sur les JOP demande clairement aux parquets de se rapprocher des préfets pour que soit mis en place ce genre de dispositifs, qui visent à éliminer de l’espace social un certain nombre d’individus dont on estime, du fait de leur délinquance récurrente ou de leur capacité à troubler l’ordre public, qu’ils doivent être sortis du « circuit » le temps des JOP. Il est d’ailleurs demandé aux établissements pénitentiaires franciliens surchargés de dégager plusieurs centaines de places pour la période des JOP, quitte à transporter des gens vers d’autres établissements eux-mêmes suroccupés…

Diriez-vous que la procédure pénale est mise au service du maintien de l’ordre ? 

Absolument. C’est clairement ce qui se met en place pendant les JOP, avec la création de chambres de comparution immédiate supplémentaires, la libération de places de prison, etc. Mais c’est une tendance qui a vraiment pris forme dès 2015-2016, avec le couple Taubira-Cazeneuve, et qui est parfaitement assumée depuis Castaner-Belloubet, puis surtout Darmanin-Dupont-Moretti. Les circulaires du ministère de la Justice en matière de maintien de l’ordre demandent aux parquets de se mettre à la disposition des préfets, c’est une inversion très claire du paradigme prévu par le code de procédure pénale.

Une instruction du ministère de l’Intérieur de 2021 assume d’ailleurs complètement cette inversion. C’est bien sûr rédigé en des termes qui permettent de ménager la susceptibilité des magistrats, mais concrètement, on demande aux procureurs d’être présents dans les salles de contrôle des opérations de maintien de l’ordre, avec l’idée de contrôler la judiciarisation très vite. On leur demande également de se rendre dans tous ces lieux qu’on a rouverts depuis l’acte XVIII des Gilets jaunes pour accueillir les interpellations massives, de façon à régulariser les procédures policières. Cette instruction ministérielle contient en outre des modèles de procès-verbaux qui fonctionnent devant les tribunaux, il n’y a plus qu’à remplir les cases…

Ce qui est intéressant, par ailleurs, c’est que la circulaire JOP du ministre de la Justice demande de poursuivre et de faire condamner systématiquement, en prenant en considération l’image de la  France : ce que l’on peut en déduire, c’est que les procureurs sont invités à moduler leurs réquisitions en fonction de la présence ou non de caméras au moment où la personne a commis son infraction. Pourtant, quand le code pénal évoque « les circonstances de l’espèce », cela n’inclut a priori pas l’image internationale de la France…

Que vous inspire la « stratégie d’entrave » présentée par Gérald Darmanin pour les JOP, qui mobilise tout l’arsenal administratif et judiciaire contre les « menaces » potentielles ?

Les services de renseignement travaillent depuis très longtemps pour essayer de neutraliser les actions militantes autour des sites des épreuves ou des entreprises sponsors. Et compte tenu des conditions dans lesquelles on peut prendre une Micas[1], et de la définition de plus en plus lâche du terrorisme, on ne peut absolument pas exclure de voir se multiplier ce genre de mesures à l’occasion des JOP. Cela va être très intéressant à observer, car la France vient d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, le 16 mai 2024, pour des assignations à résidence pendant la Cop-21 : on a donc un précédent concret, et très récent, dans lequel la Cour européenne des droits de l’homme demande à la France de ne pas détourner des dispositifs prévus pour une finalité très particulière à des fins de confort des forces de l’ordre. Voyons ce qui va se passer.

Propos recueillis par Johan Bihr

Cet article a été écrit dans la revue Dedans Dehors n°123 – Juillet 2024 – Jeux Olympiques 2024 : la répression dans les starting blocks 

*Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales

[1] Historien, sociologue et théologien libertaire français, critique de la « société technicienne » (1912-1994).

[1] Mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (voir p.16).