Depuis janvier 2015, Irène Aboudaram, de Médecins du monde, coordonne un programme expérimental au centre de détention pour hommes et à la maison d’arrêt des femmes du centre pénitentiaire de Nantes, dans lequel soignants, membres de l’administration pénitentiaire et détenus travaillent ensemble à améliorer l’accès aux soins et la santé dans la prison.
Comment est né le programme expérimental que vous coordonnez ?
Irène Aboudaram : Il s’inscrivait dans une réflexion menée par Médecins du monde (MdM) au niveau national. On se demandait s’il était pertinent d’intervenir en prison, de la même façon que nous le faisons ailleurs, sans se substituer au droit commun, afin d’étudier dans quelle mesure les personnes détenues rencontraient des difficultés ou des obstacles spécifiques en matière de santé.
On est donc allés poser la question aux équipes médicales du centre pénitentiaire de Nantes, l’unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) et le service médico-psychologique régional (SMPR). Au début, il n’était pas évident de voir quelle place pourrait prendre MdM au regard de l’offre de soins.
Mais nos interlocuteurs ont rapidement perçu quelle pourrait être la valeur ajoutée d’une association telle que la nôtre, notamment pour travailler sur les obstacles que les personnes détenues rencontrent dans l’accès aux soins. On a donc défini avec eux les grandes lignes d’un projet pour résoudre ces problèmes, sans pour autant arriver devant l’administration pénitentiaire (AP) avec un programme tout fait. On tenait vraiment à adopter une démarche communautaire impliquant réellement les personnes détenues.
En quoi consiste cette démarche ?
Il s’agit de placer les détenus au cœur du dispositif, au lieu de les cantonner à un rôle participatif, et de reconnaître leurs compétences et leur légitimité à réfl échir à ce qui est approprié pour eux. On constate vite à quel point les personnes détenues sont infantilisées, sans aucune possibilité d’agir en autonomie… Nous avons donc proposé au directeur du centre pénitentiaire de travailler tous ensemble pour construire des solutions adaptées, pérennes et acceptables par tous, et il nous a donné son accord. Nous intervenons auprès des femmes de la maison d’arrêt et des hommes du centre de détention, et organisons des ateliers de travail avec les volontaires. Nous sommes rapidement passés d’un à deux ateliers par
semaine avec les femmes, face au succès du programme : 25 participantes sur 37 détenues ! C’est au cours de ces ateliers qu’émergent les thèmes sur lesquels on va travailler ensuite, de façon à coller au plus près de la réalité en prison.
Comment vous positionnez-vous par rapport à l’administration ?
Avec l’AP, nous avons été très clairs sur le fait que nous n’étions pas dans une logique de dénonciation, mais que nous n’aurions ni tabous ni limites : comme on a une vision très large de la santé, on ne parle pas seulement du VIH, de l’alimentation et du sommeil, on s’intéresse aux rapports avec les surveillants, aux dysfonctionnements… à tout ce qui peut avoir un impact sur la santé. Et nous sommes tenaces : dès qu’on identifie un problème, on le met sur la table et on ne lâche pas !
Et par rapport aux soignants et aux détenus?
Du côté des soignants, le projet a été conçu dès le départ avec le SMPR et l’UCSA, ce qui a facilité l’acceptation d’un acteur extérieur.
Il a fallu du temps pour que chacun puisse s’approprier le programme, soit rassuré sur la place de l’association. Aujourd’hui, on travaille vraiment ensemble en respectant le rôle des uns et des autres. On sollicite
l’analyse des équipes médicales, on se rencontre tous les deux mois pour échanger sur les avancées et les difficultés éventuelles et, surtout, on construit des ateliers de santé en commun. Quant aux détenus, après leur avoir expliqué notre projet, on leur a tout de suite dit qu’on partirait s’ils ne travaillaient pas avec nous, car sans eux on ne pourrait rien faire : ce sont eux qui connaissent la réalité des difficultés et peuvent imaginer des solutions adaptées. Ça leur a plu d’avoir cette place dans ce programme. On a aussi été très clairs sur nos limites et sur ce qu’on n’était pas : on a bien précisé qu’on ne se substituait pas aux équipes médicales et qu’on n’intervenait pas dans les affaires juridiques.
Quels sont les principaux problèmes de santé mis en avant par les détenus ?
En fait, ils ont spontanément eu bien plus envie de travailler sur les obstacles rencontrés que sur des problèmes de santé spécifiques.
Le premier, c’est que la détention et les enjeux de sécurité en particulier parasitent la relation avec les soignants. Comment parler de la sexualité alors qu’on n’est pas censé en avoir ? Comment faire un test de dépistage du VHC et donc parler de la consommation de produits illicites quand on a peur de se faire sanctionner ? Comment investir un psychologue quand on a peur d’être fiché suicidaire ? Certains détenus renoncent à se faire soigner à l’extérieur, ou le font tardivement, parce qu’ils ne veulent pas se faire escorter : ils ne savent pas qu’ils ont le droit de demander une permission médicale. Les ateliers leur ont ainsi donné l’idée de réaliser un journal de la santé afin de diffuser les informations obtenues à tous les détenus. Le premier exemplaire, sorti avant l’été, parle notamment des extractions et des permissions médicales et le second devrait traiter des médicaments. L’autre problème, c’est qu’il y a beaucoup d’incompréhensions et d’idées reçues sur le fonctionnement du système de soins.
De quel ordre ?
Les détenus pensent que les soignants en prison ne sont pas qualifiés, ils ne comprennent pas pourquoi ils sont reçus par une infirmière quand ils veulent consulter un médecin, ou pourquoi on ne leur donne que des médicaments pour traiter leur stress. On a donc organisé des rencontres avec des membres de l’UCSA et du SMPR pour qu’ils expliquent le fonctionnement des choses, comme le secret médical ou le principe des urgences. Pour les détenus participants, apprendre par exemple qu’à l’extérieur aussi, on pouvait être reçu d’abord par une infirmière, a eu un impact très positif. C’est d’ailleurs surprenant et problématique qu’ils l’ignorent, car ils s’imaginent qu’ils sont moins bien traités parce qu’ils sont détenus. Cette incompréhension peut réellement nuire à la qualité de la relation avec le médecin.
Comment ont réagi les soignants face aux craintes exprimées par les détenus sur la consommation de médicaments ?
C’est un chantier toujours en cours, qui si on n’avait pas conçu ce projet avec eux – aurait pu créer des tensions, dans la mesure où la démarche interroge leurs pratiques.
Pour l’instant, les échanges ont permis aux psychiatre et psychologue d’expliquer leur travail aux détenus, et aux détenus de montrer qu’ils voulaient être davantage responsabilisés.
Ils veulent connaître les effets secondaires potentiels et donc avoir la notice, être informés des risques de dépendance, de la durée du traitement… La rencontre s’est bien passée, elle bouscule les habitudes de chacun et notamment du corps médical, mais tous reconnaissent la pertinence de ce cadre de travail. Les sujets sont assez cloisonnés en détention et ce projet permet de créer du lien. Il nous faut cependant encore réfléchir à un dispositif qui permettrait d’aller davantage vers les personnes les plus isolées.
Vous disiez que les enjeux de sécurité parasitent la santé. Quel impact ont-ils ?
Un impact évident. Par exemple, les femmes détenues avaient identifié un obstacle dans l’accès aux locaux de l’UCSA sur lequel on a longuement travaillé en atelier, jusqu’à ce que trois d’entre elles portent le sujet lors d’une réunion avec l’AP et l’UCSA. Elles proposaient d’avoir des bons de circulation plutôt que de dépendre des surveillantes, comme cela est organisé pour les hommes.
C’était une solution très réfléchie, à laquelle l’UCSA et l’AP se sont montrées favorables, mais ça bloque pour l’instant, pour des raisons de sécurité. Il faudrait réaliser des travaux qui coûtent cher. On a aussi fait des formations avec des surveillants parce qu’on voudrait accompagner les détenus pendant les escortes médicales, si ça peut les empêcher de renoncer aux soins extérieurs, mais c’est très compliqué, là encore pour des raisons de sécurité.
Quel accueil vous ont réservé les surveillants ?
D’emblée, dans une logique de décloisonnement, on avait mis l’accent sur leur implication dans les questions de santé et sur l’impact de leurs pratiques dans la santé des détenus ; on voulait absolument travailler avec eux. Cela n’a pas tout de suite été évident. Notre démarche n’était pas facilement compréhensible, ils pensaient qu’on mettait en place une énième action en faveur des personnes détenues. On essaie à chaque fois d’expliciter le programme en précisant qu’on travaille sur les questions de santé de manière globale et qu’ils sont donc forcément concernés.
On a pris le temps de leur expliquer notre rôle et de les interroger sur leur perception des choses, sur la façon dont ils étaient accompagnés pour gérer les questions de santé et sur leurs difficultés, notamment quand il y a eu une série de suicides et de tentatives de suicide dans le centre pénitentiaire.
Ce sont quand même les personnes qui se retrouvent à devoir détacher le corps. Elles ne savent pas toujours comment réagir. Elles sont très isolées et n’ont pas de médecine du travail pour les accompagner.
Comment évaluer les résultats d’un tel programme ?
C’est une question difficile ! On s’attend à un changement dans les pratiques, mais c’est encore trop tôt pour en juger. Au départ, on comptait mener cette expérimentation sur trois ans, mais on n’avait pas mesuré le rythme du système pénitentiaire. En plus, avec la démarche communautaire, les effets sont longs à se faire sentir. On sera quand même capables de dresser un premier bilan au bout de trois ans, on s’est d’ailleurs associés à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) pour apporter un regard scientifique extérieur. L’objectif de ce travail est de mesurer les effets d’un tel programme sur les personnes détenues, les équipes médicales et le personnel pénitentiaire. Le sociologue avec qui l’on travaille tente de faire ressortir tout ce qui peut être modélisable.
Il mène des entretiens avec les personnes concernées sur la place de la santé en prison, sur les changements apportés par les échanges entre détenus, équipes médicales et administration pénitentiaire. Dans la démarche communautaire, le processus compte parfois plus que le résultat lui-même.
Les femmes détenues ont travaillé par exemple pendant plusieurs semaines sur le stress causé par l’arrivée en détention, où elles manquent d’informations et dépendent des surveillantes pour en avoir. Elles ont donc conçu un livret d’accueil d’une quinzaine de pages, validé par l’AP, qui a été traduit en plusieurs langues et qui est remis à chaque arrivante, en plus du guide officiel. C’est un résultat concret, mais qui intervient après de nombreuses discussions : sur l’envie de construire une sorte de charte de conduite entre elles, sur le non-jugement et sur le respect de la personne, quoi qu’elle ait fait, et surtout sur l’impact de tout ça sur leur quotidien et donc sur leur santé. Ces discussions sont aussi importantes que le livret d’accueil qui en a émergé.
Est-ce que ce programme a un impact positif sur la détention en général ?
C’est aux personnes détenues de répondre à cette question… Notre programme met en valeur leur engagement dans un travail collectif pour imaginer et réaliser des solutions adaptées à tous. Il repose sur leurs compétences et ressources. Cette considération a probablement un impact positif.
Une personne détenue nous a remerciés de lui avoir redonné un peu de dignité, simplement parce qu’on avait permis une rencontre entre quelques détenus et les équipes médicales !
Recueilli par Olivia Moulin