Le 6 décembre 2011, la Cour européenne a condamné la Belgique pour le maintien en détention ordinaire d’un détenu souffrant de maladie mentale ayant fini par se suicider1.
Moins de trois mois plus tard, c’était au tour de la France d’être sanctionnée par les juges européens pour avoir maintenu en détention pendant quatre ans une personne atteinte de schizophrénie chronique2. La Cour rappelle certes que l’emprisonnement des personnes souffrant de troubles mentaux n’est pas interdit par principe par la Convention : « On ne peut déduire de l’article 3 de la CEDH une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé ou de le transférer dans un hôpital civil, même s’il sou re d’une maladie particulièrement difficile à soigner. » Pour autant, elle estime que « le manque de soins médicaux appropriés, et, plus généralement, la détention d’une personne malade dans des conditions inadéquates, peut en principe constituer un traitement contraire [aux droits garantis par la Convention] ». En ce sens, les deux arrêts témoignent de limites de plus en plus strictes, posées par la Cour européenne, au maintien en détention de personnes atteintes de troubles psychiatriques graves.
Une obligation de protéger la personne suicidaire
Pour conclure à la violation de l’article 2 de la CEDH, le premier arrêt (De Donder et De Clippel c/Belgique, 6 décembre 2011) relève que les autorités ne pouvaient pas ignorer le risque que M. De Clippel attente à sa vie en détention. La Cour souligne de façon générale que « la vulnérabilité des détenus s’exprime spécifiquement au regard du suicide, le taux de suicides étant, en Belgique comme dans d’autres pays, nettement plus élevé dans la population carcérale que dans la population générale ». Elle précise ensuite que M. De Clippel était doublement vulnérable puisque atteint de schizophrénie paranoïde, pathologie pour laquelle le risque suicidaire est particulièrement élevé. Elle souligne enfin que sa maladie était connue des autorités, le substitut du procureur ayant notamment signalé que l’intéressé devait être placé dans l’annexe psychiatrique de la prison.
En second lieu, la Cour relève que les autorités n’ont pas fait tout ce qui pouvait raisonnablement être attendu pour prévenir le risque de suicide, M. De Clippel ayant été placé dans les quartiers ordinaires d’un établissement pénitentiaire au sein desquels il n’a pas bénéficié d’un encadrement et de thérapies adaptés à son état. Si son placement en détention ordinaire s’explique notamment pas un manque chronique de places dans les établissements spécialisés et les annexes psychiatriques des prisons belges, de telles circonstances « ne sauraient exonérer un État partie de ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention, sauf à admettre qu’il puisse se dégager de sa responsabilité par le jeu de ses propres défaillances ». Quelle qu’en soit la raison, le maintien d’une personne atteinte de graves troubles psychiatriques connus de l’administration dans des locaux de détention inadaptés à son état est ainsi susceptible de violer le droit à la vie. Et ce, quand bien même cette personne n’aurait pas (encore) attenté à ses jours, cette violation étant constituée dès lors que les autorités ont méconnu « l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu » contre un risque de suicide sérieux et avéré.
Un droit à l’hospitalisation pour les condamnés atteints de grave trouble psychiatrique ?
Dans le second arrêt (G. c/France, 23 février 2012), la Cour européenne condamne la France sur le fondement de l’article 3 de la CEDH au motif que la détention pendant quatre ans du requérant, atteint de graves troubles psychiatriques, constitue un traitement inhumain et dégradant. La France avait déjà été sanctionnée pour l’emprisonnement d’une personne souffrant de troubles mentaux sévères, dans un arrêt Rivière c/France, du 11 juillet 2006. La Cour européenne avait estimé que « l’état d’un prisonnier dont il est avéré qu’il souffrait de graves problèmes mentaux et présentait des risques suicidaires, même si jusqu’à présent ceux-ci ne se sont pas réalisés, appelle des mesures particulièrement adaptées en vue d’assurer la compatibilité de cet état avec les exigences d’un traitement humain, quelle que soit la gravité des faits à raison desquels il a été condamné ». Les juges avaient relevé que la détention du requérant « sans encadrement médical actuellement approprié, constitu[ait] une épreuve particulièrement pénible et l’a[vait] soumis à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de sou rance inhérent à la détention ». Ce sont ainsi l’insuffisance des soins médicaux prodigués à M. Rivière, de même que son incarcération dans des conditions manifestement inadéquates, qui avaient motivé la condamnation.
Avec l’arrêt G. c/France, la Cour européenne semble aller encore un peu plus loin. Dans cette affaire, ce n’est pas la carence de soins qui est en cause. Atteint d’une psychose chronique de type schizophrénique, M. G. avait fait l’objet de soins réguliers durant sa détention, que ce soit dans le cadre de placements en hôpital psychiatrique ou lors de séjours au sein du SMPR de la maison d’arrêt des Baumettes. Pour la Cour européenne, « l’extrême vulnérabilité du requérant appelait (…) des mesures aptes à ne pas aggraver son état mental, ce que n’ont pas permis les nombreux allers-retours de celui-ci entre la détention ordinaire et ses hospitalisations ». Dès lors, « il était vain d’alterner les séjours à l’hôpital psychiatrique et en prison, les premiers étant trop brefs et aléatoires, les seconds incompréhensibles et angoissants pour le requérant, dangereux pour lui-même et autrui ». Ce faisant, la Cour estime que « l’alternance des soins, en prison et dans un établissement spécialisé, et de l’incarcération faisait manifestement obstacle à la stabilisation de l’état de l’intéressé, démontrant ainsi son incapacité à la détention au regard de l’article 3 de la Convention ». En d’autres termes, le milieu carcéral était en soi inadapté à l’état de santé de M. G. et a entravé le traitement médical nécessaire, lui infligeant par là-même une souffrance d’une intensité incompatible avec les stipulations de l’article 3. C’est ainsi qu’avec l’arrêt G. c/France, une étape vers la reconnaissance d’un droit à l’hospitalisation semble avoir été franchie au profit des personnes détenues atteintes de troubles psychiatriques graves.
Nicolas Ferran
1. Cour EDH, De Donder et De Clippel c/Belgique, 6 décembre 2011, n° 8595/06.
2. Cour EDH, G. c/France, 23 février 2012, req. n° 27244/09.