Face à l’incarcération massive de personnes souffrant de troubles psychiatriques, la prison « s’est adaptée sans pouvoir faire face à l’ampleur du phénomène », pouvait-on lire en 2010 dans un rapport parlementaire(1). Huit ans plus tard, l’accès aux soins psychiatriques en détention est toujours inégal et limité. Et à de nombreux égards, le statut de détenu prime sur celui de malade.
« À l’entrée, je me suis dit : « Mais c’est pas une prison ici, c’est un hôpital psychiatrique. » » La réflexion de cette ancienne détenue n’a rien de surprenant. La proportion de détenus dont l’état nécessite des soins psychiatriques est colossale. D’après la dernière étude de grande ampleur réalisée sur le sujet (2), une personne détenue sur quatre serait atteinte de troubles psychotiques ; une sur douze répondrait aux critères de diagnostic de la schizophrénie. Une autre étude révèle qu’à l’issue de la visite médicale d’entrée, un suivi en psychiatrie serait préconisé pour la moitié des personnes (3).
Un premier repérage peut en effet avoir lieu dès l’entrée en prison, à l’occasion d’une consultation réalisée avec un infirmier psychiatrique. Si besoin, il doit permettre de proposer à la personne un suivi médical adapté. Sauf que ce type de procédure n’est « pas généralisé dans tous les établissements », apprend-on dans un rapport des inspections générales des affaire sanitaires (IGAS) et des services judiciaire (IGSJ) (4). De la même manière, la gravité de l’état de santé doit en principe déterminer l’orientation vers une prise en charge en ambulatoire (à l’intérieur de la prison mais hors de la cellule), en hospitalisation de jour ou en hospitalisation complète. Sur le terrain, l’accès des détenus aux soins psychiatriques est pourtant loin de suivre ce schéma optimal.
Une offre de soins inégale et insuffisante
En cause notamment, un faible nombre de structures et des moyens insuffisants : des carences qui engendrent une offre de soins très variable selon le lieu d’incarcération. En théorie, les détenus souffrant de troubles psychiatriques peuvent être pris en charge dans l’un des 26 services médico-psychologiques régionaux (SMPR) (5) installés dans des établissements pénitentiaires. Dans les faits, une minorité d’entre eux y ont accès : l’implantation inégale de ces structures lèse en particulier les personnes détenues en maison centrale et les femmes. Comme l’a souligné le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) en 2016 (6), celles-ci sont quasiment toutes exclues des cellules d’hospitalisation à temps partiel et des consultations en SMPR (7) – même quand une telle structure existe dans leur établissement. « Ici, cela fait de nombreuses années qu’on se bat pour que les femmes puissent venir au SMPR, témoigne Basile Charpentier, psychomotricien au centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne. C’est en train de bouger, mais pour les voir, nous nous déplaçons toujours en maison d’arrêt ou en centre de détention pour femmes avec notre matériel. Ça n’exclut pas des femmes des soins, mais ça complique la prise en charge. »
Les détenus ne sont pas non plus égaux dans l’accès aux hospitalisations de jour. « À cause du manque de place, les SMPR ont tendance à recruter à partir de leurs propres patients, moins à partir des autres établissements pénitentiaires », explique Michel David, psychiatre et président de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (APSMP). En 2011, seules 20 % des personnes bénéficiant d’une hospitalisation de jour dans un SMPR venaient d’un établissement différent (8). Par ailleurs, les délais d’attente sont particulièrement importants pour la majorité des détenus. « Pour une consultation au SMPR de Perpignan, il faut compter environ huit semaines. C’est ingérable », soupire Nicolas Haegman, psychiatre au centre pénitentiaire de Béziers.
Du fait de ce maillage insuffisant, la majorité des détenus sont suivis en ambulatoire par des psychiatres et des psychologues exerçant à temps partiel à l’unité sanitaire (9). Des locaux où il est plus difficile, voire impossible, d’organiser certaines activités thérapeutiques comme des groupes de paroles. Mais la difficulté majeure dans les établissements non dotés d’un SMPR, c’est le recrutement de psychiatres. En 2016, 22 % (10) des postes budgétés n’étaient pas pourvus. Ceux qui sont occupés correspondent très souvent à des temps partiels ou à des vacations. Une grande partie des unités sanitaires ne bénéficie donc d’un psychiatre qu’au maximum deux jours par semaine (11). Un dysfonctionnement qui concernerait avant tout les zones rurales, peu attractives pour les médecins. « Le métier ne fait pas rêver, les collègues qui bossent en détention sont usés, abîmés. Il y a beaucoup de turn over », souligne un praticien. Là encore, ce dysfonctionnement implique des délais considérables : le détenu peut attendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant une consultation.
Des obstacles inhérents à la vie carcérale
« La prison n’est pas un lieu de soin. C’est un lieu où l’on souffre, mais ce n’est pas un lieu de soin », explique Isabelle Boisier, ex-cadre dans un SMPR. Au-delà de l’offre disparate, les contraintes propres à la vie carcérale suffisent à ralentir, voire à empêcher l’accès aux soins. Dans certains établissements, la multiplication des sas, des grilles ou encore les normes de sécurité peuvent devenir des obstacles infranchissables. « Dans une centrale, on ne peut pas déplacer les gens facilement. Quand l’administration pense qu’une personne est dangereuse, les surveillants doivent être quatre pour l’accompagner en consultation et ne vont la sortir que munis d’un équipement de sécurité. L’opération peut facilement prendre une heure », explique Christine-Dominique Bataillard, psychiatre à la maison centrale d’Arles. Dans les centres de détention ou les maisons d’arrêt, des mouvements imprévus ou des retards dans l’ouverture des portes des cellules peuvent aussi faire rater des rendez-vous médicaux. Et partout, la stigmatisation des pathologies psychiatriques contraint certaines personnes à renoncer aux soins, par crainte des agressions. « Le fait de venir au SMPR est repéré par les surveillants et les codétenus, alors que dehors, ça ne se sait pas forcément qu’on va chez le psy », souligne Michel David.
Le secret médical malmené
D’après plusieurs personnes interrogées, la dépendance vis-à-vis des personnels de surveillance fausse inévitablement la confidentialité des soins. « Dans la mesure où les surveillants gèrent les mouvements, assurent la sécurité dans l’unité de soin, sont présents dans les endroits où se fait la distribution des médicaments, font des fouilles dans les cellules, accompagnent les détenus à l’hôpital… Le secret est très relatif », estime Guillaume Monod, pédopsychiatre au quartier mineurs de Villepinte. Pour le préserver au maximum (12), les soignants membres de l’APSMP ont choisi de ne pas participer aux commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) (13) et de ne consigner aucun rendez-vous dans le logiciel de gestion de la détention Genesis (également utilisé par des surveillants et les juges de l’application des peines). « On a pourtant eu des pressions pour cela. On nous expliquait que ce serait un moyen sûr d’avoir nos patients, moins de retards, etc. », se rappelle un psychiatre. Pour certains professionnels de santé, le respect du secret n’empêche pas forcément toute communication avec la pénitentiaire. « On n’a pas besoin de donner d’information sur le patient pour donner des indications de travail. Cela m’arrive de donner des conseils pratiques à des surveillants, du type « Essayez comme ça avec lui ». Ils repartent avec quelque chose de plus utile que si je leur avais dit que la personne était schizophrène », pointe une psychologue exerçant en unité sanitaire.
L’usage de soins contraints pourtant illégaux
Au-delà des tensions récurrentes sur le partage d’informations, le CGLPL relève des pratiques portant atteinte aux droits des malades et à l’indépendance des soignants. La liste des dérives est longue. À la maison d’arrêt de Strasbourg (14) par exemple, l’absence de boîte aux lettres dédiée rendait impossible, en 2015, une correspondance confidentielle entre les personnes détenues et les soignants. Dans les recommandations en urgence publiées la même année sur cet établissement, le CGLPL s’alarme de la présence de caméras de vidéosurveillance (15) dans les salles d’activité du SMPR. Autre exemple : dans des quartiers de certaines prisons, des surveillants assureraient la remise des piluliers contenant les médicaments.
« Les rapports de visite du CGLPL montrent que dans certains établissements, des psychiatres ont préconisé l’utilisation des cellules de protection d’urgence pour prévenir une crise suicidaire. Il s’agit pourtant d’une mesure pénitentiaire », rappelle Cyrille Canetti, psychiatre ayant exercé dans plusieurs prisons. « Il arrive aussi que le vendredi, des médecins prolongent d’office le placement dans ces cellules pour ne pas devoir se déplacer le week-end. » (16) Au centre pénitentiaire de Château-Thierry, spécialisé dans la prise en charge des détenus atteints de troubles psychiatriques, des traitements et injections ont été administrés de force à des détenus (lire page 27) – ce qui est pourtant illégal en prison. Une pratique qui ne serait pas isolée et concernerait aussi certains SMPR, comme celui de Lyon-Corbas. Des soins sans consentement y ont été administrés dans une cellule d’hospitalisation de jour devenue une chambre d’isolement (17). « Le placement des personnes détenues dans cette cellule obéit à des modalités qui ne sont conformes ni à la déontologie médicale, ni aux règles pénitentiaires européennes », constate le CGLPL en 2014. « Dans ce rapport, on apprenait que les détenus y étaient parfois piqués sans accord et privés de visite, de parloir, de cigarette, d’activité. S’ils étaient un peu agités, ils étaient pris en charge par des surveillants équipés plutôt que par des blouses blanches », se rappelle Cyrille Canetti. « Or si la loi n’a jamais validé la pratique des soins contraints, c’est précisément pour éviter la confusion entre la maîtrise physique à des fins de punition et celle à des fins thérapeutiques. » (18)
En cas d’hospitalisation, les patients détenus discriminés
Si un patient sollicite une hospitalisation complète ou si le médecin décide qu’elle s’impose (19), c’est en théorie la gravité de son état de santé qui doit définir son orientation dans l’établissement de rattachement approprié : l’hôpital psychiatrique, l’unité d’hospitalisation spécialement aménagée (UHSA) ou l’unité pour malades difficiles (UMD). Dans les faits, l’éloignement de l’UHSA de rattachement ou le manque de lits (20) (lire en page 31) implique très souvent une orientation vers l’hôpital de rattachement ou l’UMD. Problème : les orientations vers les UMD, davantage sécurisées, ne se justifieraient pas toujours sur un plan clinique (21). Le passage du milieu fermé au milieu libre se traduit alors, paradoxalement, par une augmentation des contraintes. À la maison centrale d’Arles par exemple, les patients seraient systématiquement admis à l’UMD de Montfavet, quel que soit leur comportement. Un traitement différencié qui serait justifié par la crainte de risque d’évasion. Pourtant, « [ce] réflexe de sécurité ne correspond pas toujours à l’état pathologique de la personne », relève Camille Lancelevée, sociologue spécialiste du soin en milieu carcéral. « Quand le détenu arrive en milieu hospitalier, il est censé devenir un patient comme les autres. Au lieu de ça, il est souvent très mal reçu, enfermé dans des chambres d’isolement ou dans des chambres dites sécurisées. Il n’a pas la liberté de ses mouvements dans le service », abonde Christine-Dominique Bataillard.
Le passage en hôpital psychiatrique implique aussi très souvent l’usage de mesures de contention. « On savait que si on envoyait le détenu dans tel ou tel service, il allait être attaché », se rappelle Isabelle Boisier, ancienne cadre de santé en SMPR. D’où un arbitrage compliqué pour les soignants exerçant en prison, d’autant que les services psychiatriques ont tendance à vouloir renvoyer au plus vite ces patients, sans parfois aller au bout de la prise en charge. « En général, ce passage en hôpital est un « lavage-rinçage » », déplore Christine-Dominique Bataillard. « Les soignants les gardent 24 ou 48 heures et nous les renvoient tout de suite, parfois très sédatés, avec une ordonnance très longue. Quand les personnes reviennent en prison, elles ressentent souvent les effets secondaires des traitements, que l’on n’a pas pris le temps de leur expliquer à l’hôpital. Alors forcément, elles arrêtent de les prendre. »
La pénitentiaire dépassée
La pénitentiaire n’a donc d’autre choix que de s’accommoder de la présence de ces détenus malades. Pour les protéger autant que pour épargner le reste de la détention des manifestations parfois dérangeantes de la maladie (comme les cris la nuit, les bouffées délirantes, etc.), de nombreux établissements choisissent de les regrouper à l’écart du reste de la détention. « Dans certaines maisons d’arrêt, une aile ou un bâtiment est souvent dévolu de façon officieuse, quasi clandestine, à l’hébergement des détenus « fragiles » sur le plan psychiatrique ou psychologique, ou alors sans troubles particuliers mais victimes de racket ou de viol d’autres détenus », raconte Guillaume Monod. À Villepinte, l’existence d’un tel quartier a été officialisée en 2016, après plusieurs années d’usage. Une solution qui permettrait d’éviter des situations violentes mais renforcerait la stigmatisation de ses occupants. Dans d’autres établissements, il n’est pas rare que les malades les plus perturbateurs soient envoyés à l’isolement ou au quartier disciplinaire. « Je me rappelle d’une fille qui a hurlé plusieurs jours et s’est fait enfermer au mitard. Elle a tapé jour et nuit pendant une semaine. Elle s’est pété la jambe, la cheville », rapporte une femme détenue. « J’avais des boules Quies mais j’entendais tout, c’était horrible. Elle n’a été emmenée en psychiatrie qu’au bout d’un mois. »
Autre problème : à défaut de formation, le personnel pénitentiaire réagit parfois de façon inadaptée, voire contre-productive. « On n’est pas formé pour reconnaître les pathologies », rapporte une surveillante. « Alors avant de déceler un trouble chez une personne et qu’elle soit envoyée chez un psychiatre, il y a souvent un clash et un CRI [compte-rendu d’incident]. » Bien que des actions de sensibilisation ponctuelles soient parfois organisées localement par des soignants, ces initiatives ne changent en rien le problème structurel : trop de personnes détenues restent privées des soins dont elles ont besoin. « On rencontre des gens laissés depuis des années dans l’incurie, avec de grandes barbes, plus de dents, prostrés comme au fond d’une grotte », témoigne Christine-Dominique Bataillard. « Quand on demande une hospitalisation, on nous répond parfois : « Pourquoi ? Ils ne font pas de bruit, ils finissent leur peine. » »
Par Sarah Bosquet
(1) « Prison et troubles mentaux : comment remédier aux dérives du système français ? », Rapport d’information du Sénat, 5 mai 2010.
(2) Falissard B. (dir.), Enquête de prévalence sur les troubles psychiatriques en milieu carcéral, Étude pour le ministère de la Santé (Direction générale de la santé) et le ministère de la Justice (direction de l’Administration pénitentiaire), décembre 2004.
(3) Coldefy M., Faure P., Prieto N., « La santé et le suivi psychiatrique des détenus accueillis par les services médico-psychologiques régionaux », DRESS, Études et Résultats, n° 181, juillet 2002.
(4) « Évaluation du plan d’actions stratégiques 2010-2014 relatif à la politique de santé des personnes placées sous main de justice », rapport établi par l’IGAS et l’IGSJ, novembre 2015.
(5) Créés par le décret n° 86-602 du 14 mars 1986 relatif à la lutte contre les maladies mentales et à l’organisation de la sectorisation psychiatrique, les SMPR remplacent l’ancien dispositif des centres médico-psychologiques régionaux (CMPR), créés en 1967.
(6) Deux établissements font figure d’exception : le centre pénitentiaire pour femmes de Rennes (le seul à avoir son propre SMPR, mais pas de cellules d’hospitalisation) et la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis, qui dispose d’une unité d’hospitalisation de jour.
(7) CGLPL, Rapport d’activité 2016.
(8) Rapport de la Cour des comptes, 2014.
(9) Officiellement, l’unité sanitaire en milieu pénitentiaire (USMP).
(10) Groupe de travail sur la détention : « Repenser la prison pour mieux réinsérer », rapport n°808 de la Commission des lois, mars 2018.
(11) Rapport de la Cour des comptes, 2014.
(12) D’après l’article R. 4127-4 du code de la santé publique, « le secret professionnel institué dans l’intérêt des patients s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris. »
(13) À l’exception des CPU « Prévention du suicide ».
(14) Rapport de visite du CGLPL à la maison d’arrêt de Strasbourg, 2015.
(15) Le CGLPL remarque aussi que le personnel infirmier qui conteste alors ce dispositif en obstruant les caméras s’est vu retirer l’habilitation à exercer en milieu pénitentiaire.
(16) Pendant 24 heures renouvelables une seule fois.
(17) CGLPL, Rapport de visite de Lyon-Corbas, 2014.
(18) Canetti C., « Surveiller et punir, une maladie contagieuse », Colloque international : 40 ans de Surveiller et punir, mai 2016.
(19) « L’arrêté du 14 octobre 1986 relatif au règlement intérieur type des UMD précise que l’hospitalisation dans ces structures est réservée à des patients nécessitant des protocoles thérapeutiques intensifs et des mesures de sûreté particulières et présentant en outre un état dangereux majeur, certain et imminent. L’entrée en UMD n’est possible que sous le régime de l’hospitalisation d’office par le biais d’un arrêté préfectoral pris à la demande d’un praticien de service de secteur avec l’accord du praticien de l’UMD », précise un rapport du Sénat en 2010.
(20) En 2016, les neuf UHSA en service représentaient seulement 450 lits.
(21) « L’hospitalisation en UMD des personnes détenues peut, dans les faits, relever d’un choix par défaut faute de places en UHSA », rapport IGAS/IGSJ 2015 (op. cit.).